Antoine DUBOIS, Curé de
Saint-Nectaire
Hommage à Antoine Dubois
Transcription du
texte paru dans les Annales scientifiques, littéraires et industrielles de
l'Auvergne, éditées par l'Académie des sciences, belles- lettres et arts de
Clermont-Ferrand, sous la direction de M. H. Lecoq, rédacteur en chef. Tome
neuvième novembre 1836, intitulé :
Courte notice sur
la vie et la mort de M. Dubois curé de Saint Nectaire
membre de la
Société des Sciences, Lettres et Arts de Clermont-Ferrand
par l'abbé Croizet,
curé de Neschers, membre de plusieurs sociétés savantes
Antoine Dubois est
né dans le village de Farges, commune de Saint-Nectaire, le 9 janvier 1754. Son
père était un des plus riches et des plus vertueux cultivateurs de cette
antique paroisse.
M. Dubois avait
deux oncles instruits, dont l'un était attaché à l'église de Saint-Nectaire en
qualité de prêtre communaliste, et qui lui avait appris à lire et à écrire. Il
se livrait à la culture des champs, à la grande satisfaction de son père ;
mais depuis longtemps il éprouvait un vif désir d'entrer dans le sanctuaire,
lorsqu'à l'âge de dix-huit ans il forma le projet de consacrer à son éducation
une partie de la fortune que lui avait laissée sa mère. Il commença l'étude de
la langue latine sous un M. Jamot, vicaire de Saint-Nectaire. Celui-ci fut
nommé curé à Compains, où M. Dubois passa aussi quelque temps au milieu de nos
montagnes. C'est là que, sans maître et sans livres relatifs à la botanique, il
recueillit des plantes, les compara avec celles de notre Limagne, et nota les
différences qu'elles présentent. Il vint ensuite à Champeix, où un M.
Guillaume, curé du Marchidiale, qui avait été professeur dans un collège, lui
apprit assez de latin pour le juger capable, après quatre ans d'étude, de
suivre le cours de philosophie.
M. Dubois se rendit
à Clermont à l'âge de vingt-deux ans ; il n'était plus sorti de la
campagne. Sa stature athlétique, la forme de ses vêtements simples et même
grossiers, en un mot son air grotesque, lui attirèrent les railleries et les
contrariétés de quelques condisciples ; mais sa force physique, sa bonté
et la manière dont il répondait à son professeur de philosophie, leur en
imposèrent bientôt, et leur inspirèrent non seulement de la bienveillance, mais
encore du respect. Pendant son cours de théologie, et au grand séminaire, il
obtint des succès toujours croissants et montra toutes les vertus qui
promettent le bon prêtre. Il fut promu au sacerdoce à l'âge de vingt-sept ans,
et nommé vicaire à Cournon, où il demeura, en cette qualité, pendant dix ans,
c'est-à-dire, jusqu'au moment où une révolution furieuse leva la hache sur la
tête de tous les prêtres qui crurent devoir rester fidèles à leur Dieu et à
leur conscience.
Il se retira
d'abord à Farges, où vivait encore son père, puis dans un lieu plus sauvage de
l'arrondissement de Mauriac, département du Cantal, et enfin au milieu des
rochers du village de Fohet, commune d'Aydat. Il m'est impossible de rappeler
ici tout ce qu'il a souffert, tous les dangers qu'il a courus, toutes les
privations et toutes les frayeurs qu'il a éprouvées, et dont il m'a parlé avec tant
de franchise et de naïveté. Il nous suffit de dire que tous les prêtres qui, à
cette époque, d'affligeante mémoire, eurent le courage de rester en France pour
offrir à leurs concitoyens les secours et les consolations de la religion,
furent mille fois plus malheureux que ceux qui s'expatrièrent. C'est dans ce
temps de délire où l'on prétendait adorer la raison, la liberté et l'humanité,
en foulant aux pieds leurs droits les plus sacrés, qu'un confrère engagea M.
Dubois à s'associer à lui dans le métier de rémouleur.
« Je n'ai pas de vocation pour ce métier là
dit notre abbé ; les rémouleurs en général n'inspirent pas assez de
confiance ; notre état demande toujours de la dignité. J'aime mieux manger
un morceau de pain noir pendant le jour dans les burons de nos montagnes, et
aller pendant la nuit visiter au loin les malades, baptiser les petits enfants,
et bénir les mariages. »
Enfin, le jour de
la liberté du culte catholique commença à paraître, et M. Dubois qui s'était
retiré à Fohet, après avoir rempli avec zèle tous les devoirs de son ministère,
se livrait de nouveau à l'attrait qu'avait pour lui l'étude de la botanique, et
de plusieurs autres branches des connaissances humaines. Il resta dans le
pauvre et modeste village de Fohet jusqu'en 1813, époque où il fut appelé à la
cure de Saint-Nectaire. Il refusa d'abord ce poste avec instance ; mais
enfin il fut obligé de l'accepter.
Église de Saint-Nectaire |
Il a passé
vingt-trois ans dans cette paroisse où il avait reçu le jour, où il était
généralement estimé, vénéré même et où il est mort assassiné par un rémouleur
nommé Chandeze, homme de petite taille, âgé d'environ trente-six ans, dont le
crâne présente quelques particularités, qui est originaire du village de
Sachat, appartenant à la même paroisse. Il fut frappé de plusieurs coups d'une
espèce de couteau, le 21 juin 1836, à huit heures du matin, et il expira le 27
du même mois, à deux heures du soir, âgé de quatre-vingt-deux ans et près de
six mois.
On s'attend ici à
voir entrer dans quelques détails sur les lumières et les vertus de M.
Dubois ; nous allons tâcher de satisfaire à cette attente en peu de mots,
et avec la simplicité et la franchise qui caractérisaient ce digne prêtre.
Il connaissait
l'histoire de tous les peuples ; mais il s'était attaché spécialement à
l'histoire de la religion et de l'église. Il possédait parfaitement toutes les
vérités de l'Evangile et toute la discipline ecclésiastique : la doctrine des
saints Pères et les décisions des conciles lui étaient familières. Il exposait
à ses paroissiens la science du christianisme avec une justesse et une
précision admirable. Plusieurs fois nous avons discuté ensemble sur des points
de morale et de religion, et toujours ses observations m'ont paru pleines de
vérité et quelquefois de profondeur. Il était, sans contredit, sous ce rapport,
un des prêtres les plus instruits du diocèse. S'il avait été mieux connu ou
dans un poste élevé, il aurait rendu de plus grands services à plusieurs
ecclésiastiques, et par là même à la religion.
Nous avons déjà dit
que M. Dubois avait commencé à former un herbier sur les montagnes qui
entourent Compains ; mais c'est en sortant du séminaire, et pendant qu'il
était vicaire à Cournon, que la botanique occupa ses loisirs, et qu'il fournit
tant de précieux matériaux à M. Delarbre, ancien curé de la cathédrale de
Clermont, lequel a si bien mérité de la religion, de l'humanité, et dont les
travaux sur l'histoire de notre ville ainsi que sur plusieurs branches de
l'histoire naturelle de l'Auvergne, sont connus de tout le monde. Ces deux
respectables ecclésiastiques étaient intimement liés, malgré la différence de
l'âge. En 1790, M. Delarbre adressait à M. Dubois, qu'il appelait très digne
prêtre et vicaire à Cournon, une lettre pleine d'affection : Il ne vous
arrivera, écrivait-il, jamais autant de bonheur que je vous en désire… Ma façon
de penser à votre égard vous est connue, ainsi que les sentiments affectueux
que je vous ai voués.
Dans un moment
d'effusion de cœur, M. Dubois, qui me témoignait la même confiance, le même
intérêt et le même attachement que lui portait le vénérable abbé Delarbre, me
raconta tout ce qu'il avait fait pour la seconde édition de la Flore d'Auvergne ; mais au lieu de
le rappeler ici, il me paraît plus convenable de citer les paroles de M.
Delarbre lui-même. Il écrivait au citoyen Sylvius (Dubois) dans son désert, à
côté de l'ancienne habitation de Sidoine Appolinaire, à Avitac. M. Dubois était
alors caché à Fohet, près d'Aydat. Voici quelques mots de cette lettre :
« Dans mon ouvrage, que je puis avec
raison dire le vôtre, votre nom est cité en bien des pages, et cependant il ne
l'est pas assez. »
MM. de Jussieu,
Richard, Fourcroy, et autres savants botanistes, avaient adressé des lettres
flatteuses à M. Delarbre ; celui-ci renvoi ces éloges à M. Dubois, qui
était l'auteur de la préface et du plan de l'ouvrage, et il a l'attention de citer
les paroles de M. Richard ; les voici : « Votre préface, exempte de cette inerte prolixité trop ordinaire, m'a
fait plaisir. Le plan de l'ouvrage me paraît bon, et son exécution louable.
Éclairé par la méthode naturelle, vous avez su rectifier, dans celle de
l'immortel Tournefort, beaucoup d'inexactitudes, que le progrès de la
philosophie botanique y ont découvert. Votre flore, extrêmement différente de
la première, sera vraiment utile aux étudiants tant à la campagne que dans les
jardins, et même elle intéressera, sous divers rapports les botanistes
instruits. »
M. Dubois, qui
cherchait toujours à cacher son mérite, m'avait fait promettre de garder le
secret sur ce qui m'avait échappé par mégarde à l'occasion de cette seconde
édition de la Flore d'Auvergne. J'ai été fidèle à ma promesse. Ce sont
aujourd'hui MM. Richard et Delarbre qui sortent, pour ainsi dire, du tombeau
pour proclamer la vérité et la justice. Afin de la rendre complète, je dois
ajouter que M. Dubois refusa formellement de voir son nom associé à celui de M.
Delarbre, lors de la publication de cet intéressant travail, et qu'il se
plaignait à son ami de ce qu'il l'avait cité trop souvent. Il lui adressait un
autre reproche amical, celui de n'avoir pas indiqué les propriétés des plantes.
M. Delarbre lui répondait en ces termes : « Vous avez saisi ma pensée lorsque vous mandez que je n'ai pas indiqué
les propriétés, pour ne pas rendre notre recueil trop volumineux… ; mais,
si Dieu me laisse la vie et les forces, je publierai, avec votre secours, un
troisième volume, afin de satisfaire à vos désirs qui sont si raisonnables. »
M. Dubois m'avait
dit plusieurs fois qu'anciennement on attribuait à un grand nombre de plantes
des vertus qu'elles n'ont pas, et qu'aujourd'hui on est tombé dans un excès
contraire, et qu'on néglige les propriétés réelles de plusieurs d'entre elles.
Combien de malades il a guéri ou soulagé en employant les seules ressources que
lui fournissait le règne végétal ! Lui-même, dans le commencement de cette
année, a éprouvé une enflure qui paraissait inquiétante ; il exprima le
jus de quelques plantes, en fit usage pendant un petit nombre de jours, et
l'enflure disparut entièrement. Il a laissé beaucoup de notes sur les
propriétés d'un certain nombre de végétaux, ainsi que sur les espèces nouvelles
qu'il a découvertes, et qui ne sont pas décrites dans la Flore ; mais dans
les cahiers que j'ai vus sont si remplis d'additions et de ratures, qu'il me
paraît difficile d'en profiter. Au reste, ces dernières espèces se trouvent,
pour la plupart, dans le riche herbier dont il a fait hommage au musée de
Clermont.
Personne n'ignore
que M. Dubois avait fait ses délices de la botanique pendant plus de cinquante
ans, et qu'il était l'homme du monde qui connaissait le mieux les végétaux du
Cantal et du Puy-de-Dôme. Depuis longtemps il ne s'occupait que de la partie la
plus difficile, la cryptogamie, qu'il étudiait sur les écorces d'arbres et sur
les rochers. Il était si familiarisé avec nos phanérogames et les endroits où
ils croissent, que, dans la seule vallée de Chaudefour, il me fit récolter en
quelques heures plus de cent espèces de ces plantes, en me montrant du doigt
les lieux où je devais les trouver.
Mais ce que tous ne
savent probablement pas, c'est que l'homme habile dans une science éprouve de
plus en plus le besoin de s'appliquer à presque toutes ; il sait qu'elles
s'éclairent mutuellement, et se prêtent un mutuel secours. M. Dubois nous offre
une nouvelle preuve de cette vérité. Il fit de la zoologie, et en particulier
de l'ornithologie l'objet de ses recherches. Cette assertion est encore appuyée,
comme les précédentes, sur l'éclatant témoignage rendu par le vénérable
Delarbre. Les nombreuses lettres que je possède de l'un et de l'autre de ces
deux véritables amis, me mettent à même de ne rien avancer sans preuve.
Delarbre écrivait donc au citoyen Dubois à Farges : « Recevez, cher ami, mes remercîments pour les
oiseaux que vous m'avez envoyés ; mais surtout pour les observations dont
vous me faites part…. Que de réflexions à faire sur tout ce que vous me
marquez ! Je prendrai mon temps, et je mettrai à profit vos observations.
Dans les notes dont vous m'avez fait part autrefois, il
y a nombre d'objets que je ne trouve nommés ni dans Linnée, ni dans d'autres
auteurs ; me voilà dans l'embarras pour les désigner et les dépeindre. Je
me réserve à vous en entretenir dans la première occasion qui se présentera. »
M. Delarbre décrit
ensuite un voyage qu'il fit aux monts Dômes avec MM. Fourcroy, Vauquelin Valy
et Descoty. Il dit que Fourcroy et Vauquelin, célèbres chimistes, sont, le
premier, un homme de beaucoup de connaissances ; le second, un des plus
aimables hommes qu'on puisse connaître ; Valy un très habile dessinateur
et architecte, et Descoty un élève très distingué de l'école des mines. Je me
propose de déposer cette lettre entre les mains de M. le secrétaire de notre
société académique.
M. Dubois s'était
encore sérieusement occupé de l'astronomie, et plus spécialement de la
gnomonique. Il a laissé, sur cette partie de la science, un manuscrit
considérable, accompagné de planches nombreuses tracées de sa main. C'est le
travail d'un homme patient, profondément judicieux, et versé dans les
mathématiques. Les mathématiques, M. Dubois s'y était tellement perfectionné
sans le secours d'aucun maître, qu'il était à l'occasion de cette science, en
relations amicales avec M. Roquecave, ancien professeur, et mathématicien très
distingué, qui vient de terminer sa carrière en même temps que le digne pasteur
de Saint-Nectaire.
Comme il possédait
parfaitement l'art de tracer les cadrans, il en a confectionné de plusieurs
formes. Il m'a donné un cadran solaire portatif, qui est son ouvrage, et qui
indique, pour nos environs, les heures de chaque jour avec une précision
vraiment remarquable.
Quant à la
géologie, notre modeste curé connaissait les ouvrages des Deluc, des Saussure,
des Dolomieu, et d'autres auteurs ; mais comme elle était dans l'enfance, et
que certains écrivains s'étaient attachés à bâtir de vains systèmes, il ne
dissimulait pas le peu de confiance que lui inspirait cette science. Il m'envoya,
en 1823, une chanson qu'il venait de composer, et qui était remplie
d'épigrammes contre la géologie et les géologues. Cependant, lorsqu'il eut lu
le beau discours préliminaire de Cuvier, quelques ouvrages de mes amis MM.
Lecoq et Bouillet, ainsi que nos recherches géologiques et paléontologiques sur
l'Auvergne, il m'écrivit une lettre extrêmement bienveillante, qu'il terminait
par ces mots : « Vous m'avez
converti ; la géologie devient une science à mes yeux. Vos recherches seront
plus utiles que ne pense le vulgaire ; en reculant les limites de nos
connaissances, elles montreront de plus en plus l'immensité de la création et
de la puissance du créateur. »
M. Dubois, dont
l'esprit aussi actif que solide, avait sans cesse besoin d'un nouvel aliment,
s'était aussi occupé de la chimie appliquée à l'industrie. Notre société des
sciences, lettres et arts, qui s'honorait de le compter au nombre de ses
membres, a eu connaissance de quelques-unes des expériences et des découvertes
qu'il a faites dans l'art de la teinture. Au nombre des couleurs qu'il a
obtenues par de nouveaux procédés, et que j'ai observées dans son pauvre
presbytère, il en est de médiocres, mais il en est aussi de forts belles. Je
suis dépositaire d'un manuscrit où il indique la manière de faire le bleu,
l'aurore, le violet, le rose, le jaune orangé, le rouge, le cramoisi, etc, etc.
La littérature, et
même la poésie, n'étaient pas étrangères à ce digne ministre de la religion. Je
l'ai entendu critiquer certains auteurs d'une manière sévère, mais juste,
autant que j'étais capable de juger sur pareil sujet. Son style, à la vérité,
était sans apprêt et sans prétention, comme sa personne ; mais il était
tout à la fois clair et concis.
Que de réflexions
nous pourrions ajouter à celles qui précèdent, et qui établiraient de plus en
plus la variété, l'étendue et la profondeur des connaissances de M. Dubois.
Mais nous en avons dit assez pour montrer qu'il était le prêtre le plus
éclairé, je ne dis pas assez, le plus savant du diocèse, et probablement de la
France entière. Ce qui mérite surtout de fixer notre attention, et peut-être
notre admiration, c'est qu'il ne devait ses lumières qu'à ses propres efforts,
et qu'il les avait acquises au milieu des persécutions, de l'ignorance des
campagnes et des nombreux travaux de son ministère ; mais il avait deux
grands maîtres, nos livres sacrés ainsi que le grand livre de la nature ;
et justice est rendue tôt ou tard à celui qui sait en lire quelques pages…
Quant aux vertus de
notre digne pasteur, le peu que nous pourrons en dire se trouvera, aux yeux de
ceux qui l'ont connu, infiniment au-dessous de la vérité.
Le plus beau
spectacle, disait un sage de l'antiquité, est celui du juste aux prises avec
l'infortune. Cette pensée est aussi vraie que profonde pour celui surtout qui
connaît la religion chrétienne et son divin fondateur. Or M. Dubois a été ce
juste persécuté pendant toute sa vie.
Dès le moment où la
raison commença à guider ses pas, il montra le désir d'entrer dans l'état
ecclésiastique. Comme il était fils unique d'un premier mariage, son père s'y
opposa vivement. Mais à l'âge de dix-sept ans et demi il abandonna ses
instruments aratoires ; et malgré tous les moyens qu'on employa pour le
détourner de son dessein, il s'appliqua aussitôt, et avec une volonté forte, à
l'étude de la langue latine.
Devenu vicaire à
Cournon, il eut à supporter les contradictions de quelques-uns de ses
confrères, surtout à l'époque où parut la constitution civile du clergé. Son
curé fit le serment qu'elle exigeait ; M. Dubois, après un mûr examen, dit
que ce serment porterait la division dans le clergé, et refusa formellement de
s'y soumettre. Il prévint tous les maux qui le menaçaient ; mais il ne
s'affligeait que de ceux qui allaient fondre sur la religion, et par là même
sur la patrie. Il convenait qu'il y avait alors de grands abus à détruire, mais
il redoutait avec raison les voies de la violence où l'on allait se précipiter.
Pendant qu'il se
cachait dans les environs de Saint-Nectaire, il a échappé souvent avec peine
aux poursuites de ceux qui s'étaient sans motif proclamés ses ennemis
mortels : « Un jour, me
disait-il, plus de cinquante hommes armés
me cherchaient dans le bois de Lambre (même commune de
Saint-Nectaire) ; je n'étais pas
éloigné d'eux. Ils n'auraient pas montré plus de zèle contre un loup
enragé ; ils ne m'atteignirent point, mais ce souvenir réveille toujours
en moi une profonde douleur. Vous me comprendriez si vous connaissiez celui qui
était à leur tête. »
Dans une autre
circonstance, il fut arrêté par deux hommes qui étaient sans armes. Il les
serra dans ses bras et les porta à une certaine distance ; Mes amis, leur
dit-il avec calme, que diriez-vous si j'étais aussi mal disposé à votre égard
que vous avez paru l'être envers moi.
M. Dubois a été
cruellement persécuté pendant la révolution de 93, et je serais trop long si je
voulais rappeler ici tout ce qu'il m'a ingénûment raconté ; cependant,
chose étrange et même inconcevable ! il m'a avoué qu'il avait plus
souffert encore après cette sanglante révolution.
Nous l'avons déjà
dit, M. Dubois fut forcé, en 1813, d'accepter la succursale de Saint-Nectaire.
Il refusa d'abord, alléguant pour motif qu'il courait risque d'être assassiné
dans le lieu où il avait reçu l'existence ; qu'un de ses prédécesseurs
était mort sur la fin de la révolution par suite des mauvais traitements qu'il
avait reçus de la part de trois hommes, dont l'un s'était pendu et un autre a
également terminé sa carrière d'une manière bien affligeante. Il exposa avec sa
franchise ordinaire tous les autres désagréments qu'on lui ferait éprouver.
Tout ce qu'il avait annoncé lui est arrivé. Elle est bien loin de nous la
pensée de blâmer les mesures prises par le vénérable prélat qui gouvernait
alors le diocèse. Nous applaudirons toujours à ses excellentes intentions, et
si, dans cette conjoncture, il crut devoir agir avec vigueur, c'est sans doute
parce qu'il pensait que M. Dubois était nécessaire à Saint-Nectaire.
Saint-Nectaire : intérieur de l'église |
Je passe sous
silence deux faits très graves qui paraîtraient incroyables, et qui sont
cependant incontestables. Je doutais s'il serait utile de les signaler ;
j'ai consulté une autorité que je respecte infiniment ; elle a dissipé mes
doutes. Je retranche donc deux pages de mon récit, et j'arrive à d'autres faits
moins importants, mais qui concourent également à établir ce que j'ai avancé.
En 1819, quelques
mères de familles vinrent se plaindre au pasteur de Saint-Nectaire de ce que
leurs filles étaient trop exigeantes pour leur toilette, et qu'elles se
laissaient aller à une trop grande vanité, en portant certains ornements qu'on
nomme collerettes. M. Dubois, sincèrement ami de l'antique simplicité, s'éleva
contre des parures qu'il croyait déplacées, au sein des campagnes, et en
descendant de chaire, il toucha du bout du doigt un de ces colifichets pour le
tourner en ridicule ; aussitôt le père de la demoiselle qui était ornée de la
collerette, dénonça le curé au procureur du roi, en disant, dans sa lettre, que
cette collerette avait été déchirée, le fichu arraché, la jeune personne
meurtrie, et qu'il s'en était suivi un grand scandale. Mgr l'évêque m'envoya
cette lettre, celle du procureur du roi, et me chargea, en qualité de
commissaire, de lui donner une connaissance exacte de ce qui s'était passé. Je
me rendis à Saint-Nectaire, j'interrogeai d'abord la demoiselle, et j'appris
d'elle-même que tout ce qu'il y avait de grave dans cette dénonciation était
faux. Je rédigeai aussitôt un rapport que signèrent la jeune personne et les
notables de la commune.
Quelque temps après,
M. Dubois fut dénoncé probablement par la même personne, non pas au procureur
du roi, mais au ministre même de Louis XVIII, comme ayant prêché contre les
acquéreurs de biens nationaux, et leur ayant refusé l'absolution à Pâques. La
lettre du ministre à l'évêque de Clermont était énergique ; je fus encore
nommé commissaire : ma tâche n'était pas difficile à remplir. J'attestai
avec tout Saint-Nectaire, que M. le curé n'avait parlé que des détenteurs du
bien d'autrui, et j'ajoutai que dans tous les temps et chez tous les peuples,
il avait été permis de dire : Tu ne voleras point. Quant à l'absolution,
je me permis de faire observer que les ministres de la religion n'avaient
jamais attendu des ministres du roi l'ordre d l'accorder ou de la refuser.
Enfin, M. Dubois
fut encore dénoncé comme exerçant la médecine. Au lieu de me rendre à
Saint-Nectaire, je laissai ignorer au pasteur de cette paroisse, cette
troisième dénonciation. Je me contentai d'écrire que M. le curé, qui était
rempli d'instruction et de charité, distribuait gratis aux pauvres malades de
sa paroisse quelques plantes qu'on venait lui demander ; mais qu'il les
engageait toujours, surtout lorsque la maladie était grave, à consulter les
gens de l'art ; ce qui était exactement vrai.
Malgré ces injustices
et ces calomnies, malgré bien d'autres chagrins qu'il avait éprouvés, M.
Dubois, homme de foi et de conviction religieuse, conserva toujours son
caractère de fermeté, de bonté, de franchise et même de gaîté, lorsqu'il se
trouvait avec un ami.
Le plaisir que lui
procurait l'étude des sciences était grand sans doute ; mais son zèle à
remplir tous les devoirs du pasteur était plus grand encore.
Pendant vingt-deux
ans, il a desservi seul la paroisse de Saint-Nectaire, composée de plus de 1400
habitants disséminés dans un grand nombre de villages, la plupart d'un
difficile accès, et dont quelques-uns sont à une grande distance du presbytère.
Or, nous les avons entendus ces religieux villageois nous raconter avec quel
empressement il gravissait leurs montagnes, traversait leurs vallons au milieu
de pénibles et quelquefois de dangereux sentiers, pour leur porter, la nuit
comme le jour, le secours de la religion. Toujours, disent-ils, il était prêt à
baptiser nos enfants, à les instruire ensuite ; il leur donnait du pain
après le catéchisme, craignant que leurs jeunes estomacs n'éprouvassent des
besoins pendant le retour dans nos chaumières. Quelle peine il prenait pour les
préparer à la première communion ! Que de bons conseils il donnait avant
de bénir leur mariage ! Avec quelle patience il s'enfermait des jours
entiers dans le saint tribunal, pour nous aider à guérir les maladies de notre
âme ! Comme il nous consolait et nous soulageait dans les maladies du
corps ! Il nous sera impossible de retrouver un tel père. Il aimait les
pauvres ; il les secourait ; il aidait à ceux qui étaient dans la
gêne.
En effet, son
mobilier était nul ; sa nourriture et ses vêtements si simples, qu'il lui
restait toujours beaucoup pour les malheureux, malgré la modicité du
traitement. Quant au casuel, il était bien éloigné de l'exiger des pauvres qui
sont nombreux dans ces villages ; du moins l'excellent curé le croyait
ainsi, et il gémissait de voir son antique église dans un état de dénuement
déplorable.
Saint-Baudime |
Il savait cependant
bien apprécier ce beau monument religieux du moyen âge, et son zèle pour la
religion le rendait fier de le posséder dans sa paroisse.
Un jour il me
montra dans la sacristie les reliques de saint Nectaire, qui a donné son nom au
bourg, et qui est venu avec saint Austremoine porter la foi en Auvergne ;
celles de saint Auditeur, patron de la paroisse ; celles d'un grand nombre
d'autres saints, et en particulier de saint Baudime, dont il reste dans
l'église un vieux buste couvert d'une forte lame de cuivre très anciennement
doré, et qui présente une tête romaine. Il me parla avec douleur de la belle
châsse de saint Nectaire, qui a été détruite en 93, ainsi que d'autres objets
précieux qui ont disparu à la même époque. Il m'invita ensuite à examiner
l'église en détail. Bâtie en pierres de trachyte ; que l'on a taillées presqu'à
la manière du moyen appareil romain, elle repose sur une roche primordiale, et
domine sur de profonds précipices. Elle n'est masquée par aucune construction,
depuis que l'ancien monastère et le château du seigneur ont été détruits. M.
Dubois me montra avec empressement le porche, les colonnes, le transept, les
absides, les chapiteaux dont quelques-uns offrent des sujets du Nouveau
Testament, tels que la Transfiguration, le Jugement, le Bon Pasteur ; d'autres
des sujets bizarres qui signalent les mœurs du temps. Il me fit remarquer les
anciens costumes des personnages, des cotes de maille, et particulièrement sur
l'un de ces chapiteaux, l'église elle-même représentée sous l'emblème d'un
vaisseau, surmontée du côté du levant de sa tour à double étage, et du côté
opposé d'une espèce d'observatoire ou de belvédère. Cet édifice sacré est
antérieur aux magnifiques constructions du style ogival, qui s'élevèrent en
Occident au temps des croisades. Il est même antérieur à nos nombreuses églises
qui furent construites au onzième siècle, et que l'on peut rapporter au style
byzantin ou roman moderne. C'est un de ces intéressants monuments du style
roman ancien, dont nous sommes encore si riches, et qui, comme les églises du
Port, à Clermont, d'Issoire, de Saint-Saturnin, d'Orcival, une partie de celles
de Volvic, d'Ennezat, de Mozat, etc…, ont été élevées depuis le sixième jusqu'à
la fin du dixième siècle. Moins grande que celles du Port et d'Issoire,
l'église de Saint-Nectaire n'a jamais subi autant d'altération. Elle s'en
distingue par plusieurs caractères favorables à l'élégance et surtout par des
colonnes simples et sphériques, au lieu de piliers qui, dans les nefs mêmes,
soutiennent les voûtes et les tribunes. Après ces observations et un grand
nombre d'autres qui signalent de plus en plus et les connaissances et le zèle
de M. Dubois, il me dit que ce bel édifice était celui de notre diocèse qui a
le mieux conservé l'antique pureté du genre, et qui mérite le plus d'être rangé
au nombre des monuments nationaux. Un jour viendra, ajouta-t-il, où les amis
des arts sauront l'apprécier. En effet, je viens de rencontrer un archéologue
du midi, qui publie un travail sur les monuments religieux, et qui a fait en ma
présence la même réflexion.
Chapiteaux de l'église de Saint-Nectaire |
Homme profondément
religieux, M. Dubois possédait aussi à un haut degré toutes les vertus morales.
Son courage était à toute épreuve ; on l'a vu célébrer le saint sacrifice,
et monter en chaire au moment où il éprouvait de violentes coliques. La
sévérité de ses mœurs était connue de tout le monde ; sa modestie, son
désintéressement ne l'étaient pas moins. Toute son ambition aurait été de
passer sa vie dans le triste village de Fohet, et cependant il était capable
d'opérer le bien même dans les paroisses les plus importantes, quoiqu'il
dédaignât certains usages du monde. Si on l'a vu quelquefois montrer un peu de
vivacité dans son zèle, c'est qu'il aurait voulu éloigner ses chers paroissiens
de l'ombre même du mal. Ce n'était pas un prêtre intolérant ; il
m'écrivait en 1829 : « Notre
maître est venu chercher ce qui était perdu ; par conséquent, plus une
personne s'est égarée, plus elle doit inspirer l'intérêt aux yeux de la
charité…
Les deux grandes plaies, ajoutait-il, que nous voyons dans nos paroisses son
l'indifférence qui flétrit l'âme, et la dévotion mal entendue qui la laisse
avec ses défauts… Attaquons le mal ; mais soyons indulgents pour les
personnes, surtout si elles reviennent sincèrement de leurs écarts. »
On craignait M.
Dubois dans sa paroisse ; mais on l'aimait en même temps, on l'estimait
par-dessus tout. Or, le peuple, lorsqu'il ne se laisse pas égarer, est un plus
juste appréciateur du mérite qu'on ne le pense ordinairement dans les classes
supérieures.
Les lumières et la
charité de ce digne pasteur répandaient encore leurs bienfaits hors de
Saint-Nectaire. J'ai vu plusieurs fois dans nos promenades combien dans nos
environs on lui témoignait d'estime, d'intérêt et de reconnaissance.
En 1827, nous nous
trouvions ensemble dans une vallée des monts Dores. Nous voulûmes gravir au
sommet d'une montagne escarpée. Nous arrivâmes sur un rocher d'où nous ne
pouvions plus ni monter, ni descendre sans un véritable danger. Un habitant de
la commune du Chambon reconnut M. Dubois ; il le pria instamment et à
haute voix de rester où il était, et qu'on allait venir à son secours. Il
courut dans un village voisin, et revint avec plusieurs personnes qui portaient
des cordes. A leur arrivée, j'étais sur la montagne, mais seulement après trois
heures de fatigue, par un jour où il faisait une chaleur excessive, et où nous
aperçûmes près de nous plusieurs vipères. La soif nous dévorait ; nous
cherchions à l'apaiser par le suc des racines de quelques plantes, et en
particulier d'une espèce de trèfle connu dans le pays sous le nom de réglisse.
M. Dubois, qui était alors âgé d'environ soixante-quatorze ans, ne voulut pas
se servir des moyens qu'on lui offrait. Lorsqu'un curé, dit-il, a fait une
sottise, il faut qu'il la boive. Il se mit à fredonner une chanson de table,
pendant qu'il était tourmenté par la faim, et à la place du jus de la vigne, il
montrait la racine de réglisse. Il arriva enfin auprès de nous, et les
montagnards firent éclater toute leur joie ; ils félicitèrent M. Dubois de
la manière la plus franche, exprimèrent les craintes qu'ils avaient éprouvées,
et l'un d'eux lui baisa la main. Un autre avait porté un morceau de pain noir,
et une bouteille en bois, nous mangeâmes ce pain et nous vidâmes la bouteille.
Nous remerciâmes ces bons villageois, en nous applaudissant de l'excellent
repas que nous venions de prendre.
Le respectable
desservant de Saint-Nectaire, malgré son grand âge, malgré les persécutions et
les tracasseries passées, semblait être heureux et tranquille dans son modeste
presbytère. Il goûtait du moins le bonheur que procure le témoignage d'une
bonne conscience, et le sentiment du bien qu'il avait opéré. Ses confrères du
voisinage venaient à son secours, et Mgr l'évêque lui avait procuré un vicaire
au commencement de cette année. Cependant, tout récemment encore, l'on avait
cherché à inspirer à Sa Grandeur des préventions contre M. Dubois ; mais
notre digne prélat a su repousser une aussi criante injustice, et l'a laissé
ignorer au pasteur, dont la vie pleine de bonnes œuvres allait être arrachée
par le fer d'un assassin.
Peu de jours avant
une catastrophe si imprévue, je reçus de ce vénérable ami une lettre par
laquelle il me témoigne le plus vif intérêt. Il me parle du voyage que je viens
de faire, des avantages que le savoir offre à tous, et particulièrement aux
prêtres ; il m'engage à ne jamais parler de science avec les ignorants qui
la tournent en ridicule par orgueil, et surtout à éviter les discussions avec
eux. « Vous serez forcé de les
humilier, me dit-il, ils auront
peut-être quelque difficulté à vous pardonner… La jalousie conduit à la
froideur, et même à la haine et de celle-ci à l'injustice et à la calomnie il
n'y a qu'un pas. »
Il me parla ensuite
de ses forces physiques qui n'ont commencé à diminuer qu'à l'âge de
soixante-douze ans, et qui lui permettent encore d'aller dans les villages de
sa paroisse. « Cependant,
ajoute-t-il, je ne suis plus celui auquel
les précipices du Mont-Dore et du Cantal ne faisait pas tourner la tête. »
Il m'annonce enfin l'intention de me faire une visite à Olloix, le jour de ma
fête (saint Jean), et m'engage à ne pas manquer d'y venir. Il écrit dans ce
sens à M. l'abbé Mandonnet, curé d'Olloix, et trois jours après nous apprenons
que M. Dubois avait été assassiné entre l'église et le presbytère, au moment où
il venait d'offrir le sacrifice de nos autels. Cette affreuse nouvelle se
répandit avec la rapidité de l'éclair. On la repoussait d'abord comme
incroyable ; mais enfin elle ne se trouva que trop vraie ; la
consternation fut générale, l'indignation profonde. M. Dubois avait reçu
plusieurs coups d'une espèce de poignard, deux au moins étaient mortels, et
cependant il ne tomba pas. Lorsqu'il vit l'assassin se précipiter sur lui, il
leva sa canne ; il pouvait le renverser de son propre aveu ; mais il
se rappela qu'il avait peut-être trop fui le martyre dans la révolution, il
pensa qu'en ce moment on ne pouvait lui donner la mort qu'en haine de la
religion et du caractère sacré dont il était revêtu ; il ne frappa
point ; il fit mieux, selon l'esprit de la religion, il se laissa immoler
à l'exemple des soldats de la légion thébaine. Quel mal t’ai-je donc
fait ? Ce fut la seule plainte du curé. Une femme crie, elle
accourt ; l'assassin Chandèze prend la fuite ; il cherche à se
blesser, soit dans l'intention de se soustraire à la justice humaine, soit dans
celle de faire croire que c'était l'ouvrage de sa victime.
M. Dubois, qui a
reçu une profonde blessure à la partie supérieure de l'abdomen, une autre près
de la neuvième côte du côté gauche, et une troisième à la gorge également sur
le côté gauche, est baigné dans son sang et se tient encore debout. On lui
porte un siège : il se repose un instant ; il déclare froidement
qu'on vient de le tuer. On veut l'emporter, il s'y refuse ; il marche
jusqu'à la cure, laissant derrière lui de larges traces de sang. Il veut se
déshabiller lui-même et se placer seul sur son lit de mort.
Il vécut six jours
dans les plus vives douleurs, sans faire entendre le moindre murmure, le
moindre gémissement. Il éprouvait de violents maux de tête ; la congestion
cérébrale était évidente, et cependant il ne perdit pas un instant l'usage de
sa raison.
Au moment où il
recevait les derniers sacrements avec une foi vive et la piété la plus sincère,
on lui demanda s'il pardonnait à ses ennemis, et en particulier à son
meurtrier. Sans doute, je pardonne, répondit-il avec calme ; je ne connais
pas ses intentions, je ne lui avais fait aucun mal ; mais il ne m'a pas
fait grand tort, j'avais si peu de temps à vivre !
M. Dubois était un
homme d'une rare énergie, suivant l'expression de M. le docteur Vernières, qui
lui a prodigué tous ses soins ; mais cette âme si forte, si généreuse et
si grande était soutenue par le sentiment de la religion.
Ce digne pasteur,
dont les jours avaient été remplis par l'étude, par les bonnes actions, par les
persécutions et les épreuves de tout genre, expira, comme nous l'avons dit, le
27 juin 1836, à deux heures du soir. La cérémonie des funérailles eut lieu le
29, à dix heures du matin. Plusieurs ecclésiastiques s'empressèrent d'aller
rendre les derniers devoirs à ce vénérable confrère. Non seulement les
habitants de Saint-Nectaire, mais encore un grand nombre de personnes des
paroisses voisines assistèrent à cette triste cérémonie.
Un de MM. les curés
du canton monta en chaire, au moment où allait commencer l'office funèbre.
Après avoir cité un passage de l'Écriture sainte, dont le sens est que la
mémoire du juste ne périt pas, il montra que M. Dubois par ses lumières, son
zèle et ses vertus, avait été le digne successeur de saint Nectaire, de saint
Auditeur, et de tant d'autres saints prêtres de cette paroisse. Il rappela en
peu de mots ce qu'avait fait pour ses paroissiens ce respectable pasteur. Il
fit sentir toute l'étendue de la perte que venait de faire le diocèse de
Clermont, et surtout la paroisse de Saint-Nectaire. Les larmes coulèrent, les
gémissements se firent entendre, l'émotion fut profonde dans le clergé et dans
le reste de l'auditoire. Celui qui parlait fut ému lui-même ; il reprit
aussitôt ses forces et dit à ses auditeurs qu'il aurait encore le courage de
leur adresser quelques mots, s'ils avaient celui de comprimer un instant la
vive expression de leur trop juste douleur.
Des réflexions
graves se pressaient dans son esprit ; il s'arrêta enfin à deux
principales ; dans la première, il montra ce qu'était l'assassin Chandèze,
qu'il connaissait parfaitement. Il établit par le témoignage d'un grand nombre
de personnes, et par ses propres observations, que c'était un misérable
ignorant, qui avait des prétentions à la science ; que ses exagérations
politiques ou plutôt anarchiques, et sa longue haine contre la religion et le
clergé, haine qu'il exhalait par les discours les plus impies et que des
encouragements coupables avaient encore fortifié, lui avaient troublé le
cerveau ; que cet être dégradé, qui joint à la vanité d'un Fieschi
l'impiété d'un Louvel, a peut-être fini par se persuader que les prêtres
voulaient l'empoisonner ; qu'il est devenu ainsi, et probablement par sa
faute, un maniaque, un fanatique ennemi du sacerdoce, et en particulier du vertueux
ministre qu'il a égorgé ; « Voilà,
ajouta-t-il, l'ouvrage de l'irréligion.
Non seulement elle ébranle l'ordre social en prêchant le régicide et
l'anarchie ; non seulement elle divise les familles et brise les liens qui
les unissent ; non seulement elle éteint les institutions généreuses, et
arrête tous les progrès ; mais encore elle prive l'infortuné d'une
influence de répression qui l'éloigne du mal, d'une influence d'encouragement
qui le porte à tout ce qui est honnête, et d'une influence de consolation qui
adoucit le fardeau de la vie et de ses misères. Elle le laisse tomber dans le
désespoir, l'abrutissement et le crime. Malgré les passions des hommes, quels
sont les peuples les plus avancés dans la civilisation et la véritable
liberté ? Ce sont les peuples chrétiens. Qu'étaient plus des trois quarts
des hommes, même chez les nations les plus éclairées de l'antiquité
païenne ? Des esclaves. Quels sont les peuples les plus ignorants, les
plus abrutis, les plus éloignés du christianisme bien compris. Voilà ce que
vous deviendrez vous-même, chers habitants des campagnes, si vous aviez le
malheur de prêter l'oreille aux désolantes doctrines de l'impiété, et de
laisser arracher de vos cœurs cet attachement sincère que vous montrez surtout
en ce moment pour la religion de vos pères. Quelques-uns même deviendraient
peut-être, comme ce misérable Chandèze, des fanatiques, des forcenés, des
assassins. Nous n'avons pas à craindre aujourd'hui le fanatisme religieux,
c'est le fanatisme irréligieux qui travaille à étendre sur la société un crêpe
funèbre. »
Il signala, dans
une seconde considération, l'énorme différence qui existait entre cet assassin
et sa victime. Il rappela qu'à l'instant même où ce malheureux frappa son
pasteur, celui-ci, qui lui avait fait l'aumône la veille et qui lui avait
indiqué quelques remèdes, s'approchait de lui pour lui demander en quel état se
trouvait sa santé. L'indignation se mêlait à la douleur de cette nombreuse
assemblée, lorsque l'orateur termina son improvisation, à peu près en ces
termes : « Ne croyez pas, mes
très chers frères, que je vous adresse en ce moment la parole pour irriter vos
esprits, ce serait mal comprendre la religion, et les sentiments qui animaient
notre vénérable confrère ; c'est au contraire pour vous calmer, et
remettre sous vos yeux les beaux exemples qu'il vous a toujours donnés ;
le dernier est le plus grand et le plus frappant de tous. Puissiez-vous le graver
profondément dans vos cœurs ! Nous avons tous vu les traces du sang de
votre pasteur ; nous avons vu que ce sang a jailli jusqu'aux pieds de la
croix qui se trouve sur votre place. Vous croyez peut-être que ce sang crie
justice et vengeance ; hé bien ! vous vous trompez ; il crie
pardon et miséricorde. Le Sauveur mourant sur la croix a pardonné à ses
bourreaux ; votre pasteur, frappé de mort aux pieds de la croix, a
pardonné à son assassin. Quel mal t'ai-je fait, dit J. C. à ceux qui vont
l'immoler ? Quel mal t'ai-je fait, dit son digne ministre à celui qui
l'égorge ? Ils ne savent ce qu'ils font, dit le Rédempteur. Je ne connais
pas ses intentions, dit le prêtre que nous pleurons. La religion désire
vivement que ce meurtrier n'ait pas conservé assez de raison et de liberté pour
être coupable devant Dieu et devant les hommes ; elle désire que
l'attentat ne soit pas même volontaire dans son principe, ce qui n'est
peut-être pas donné aux hommes de connaître parfaitement ; mais si
l'action a été libre et volontaire du moins dans ses causes, la religion vient
encore tendre les bras au coupable. Qu'elle est grande ! Qu’elle est
admirable cette religion que nous ont conservée nos ancêtres ! Puissiez-vous
ne l'oublier jamais ! Puissiez-vous tous, en présence des dépouilles
mortelles de ce vénéré pasteur, pardonner sincèrement à vos ennemis !
Quelles leçons ! Quels touchants exemples il voua a donné ! Sa vie a
été celle d'un saint ; sa mort celle d'un martyre. Elevons ici nos âmes
jusqu'à la hauteur du christianisme. Nous perdons aujourd'hui un ami, un père, le
modèle de toutes les vertus ; notre affliction est légitime ; mais
aux yeux de la religion, c'est un jour de triomphe. Nous avons un nouvel ami,
un nouveau protecteur dans le ciel ; il n'abandonnera pas sa paroisse
chérie. Unissons tous en ce moment nos prières à ses vœux, pour obtenir du
Seigneur un prêtre digne de lui succéder, un prêtre animé d'un zèle aussi
éclairé que prudent ; un prêtre, en un mot, guidé par le véritable esprit
de la charité chrétienne. »
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