Les
billets du docteur Kyslaw – 1
Kyslaw, prononcez « qui s’lave ».
C’est le pseudonyme que se donnait le bon docteur Casati
qui n’avait pas de cabinet médical à Aubière (où il habitait), mais qui était malgré tout
soucieux de la santé de ses concitoyens aubiérois et aimait prodiguer des
conseils par l’intermédiaire du Bulletin paroissial d’Aubière, dans les
années 1908-1913.
Nous allons, au fil des
mois prochains, vous distiller quelques-uns de ses billets.
Le premier de ceux-ci
s’intitule « Aventures et prière d’un petit ruisseau ». Un texte
relatif à la pollution de l’Artière qui traverse le bourg d’Aubière et servait,
à cette époque, de "tout-à-l’égout"…
Dans les gorges de Berzet... |
On m’appelle l’Artière ; comme tant
d’autres, dont le sort fut plus heureux, je naquis du fracas des Dômes
entrechoqués, et le cristal de mes ondes vives tintaient joyeusement sur les
rochers, resplendissant au soleil, dont les rayons me donnaient des éclats de
diamants lorsqu’ils perçaient les frais ombrages des gorges de Berzet, de
Ceyrat et de Boisséjour, qui sont mes bonnes nourrices.
...et de Ceyrat |
Un beau jour,
hélas ! et je m’en confesse pour obtenir mon pardon, j’ai voulu
m’affranchir de leur tutelle et montrer que j’étais un ruisseau libre et
conscient.
Je m’échappais
donc, et me mis à gambader au hasard. Je me heurtais d’abord à un gros
promontoire surmonté de deux vieilles églises, de maisons haut perchées, et des
ruines imposantes d’une antique abbaye.
"Tu es à Beaumont", me dirent-ils |
Mes poissons
refusèrent d’avancer plus loin : « Tu es à Beaumont, me
dirent-ils, fais comme nous et rebrousses ton chemin ; si tu insistes,
malheur à toi ! ». Au même moment quelques caniveaux sournois
teintèrent mes ondes d’une couleur douteuse, et, malgré la honte de rentrer
chez moi après un coup de tête, je tentais de faire comme mes poissons. Mais on
n’a jamais vu un ruisseau remonter à sa source, et je dus continuer mon voyage
si imprudemment commencé.
Tout d’abord je
me crus sauvé, car devant moi s’ouvrait un frais vallon, si gai, si riant, que
je m’amusais à y décrire quelques méandres, et je le fertilisais de mon mieux.
Même, je me moquais des recommandations de mes amis, truites et goujons, que je
trouvais vieux jeu. Et, dans ma joie, je me confondis avec un petit ruisseau
qui, chemin faisant, me donna du courage, car il me confia qu’il venait, lui
aussi, d’échapper à un grand péril. Parti d’Opmes et de Clémensat, il avait
traversé Romagnat sans encombre, et il attribuait ce succès à la situation
élevée du village.
Hélas,
presqu’aussitôt, il fallut déchanter : voici que s’élargissait la vallée
qui se couvrait de maisons, aperçues de dessous un pont, pittoresque mais
minable, jeté par-dessus moi : c’était Aubière !
Mon arrivée fit
sensation dans cette capitale du vignoble auvergnat. De l’eau ? De la
vraie eau ? De l’eau qui osait se permettre une incursion dans la
métropole du vin. Aurait-on jamais cru pareille audace, nom d’un bousset !
J’eus beau me
défendre, faire valoir mes desseins pacifiques, implorer la clémence, essayer
de me cacher tant que je pouvais dans le sable et offrir ainsi une abondante
fontaine à la population, je n’obtins pas grâce. Et l’on me fit subir mille
tortures et mille hontes. D’abord, l’amputation. Moi qui étais si heureux et si
fier de quelques ruisselets dont je m’étais timidement enflé en cours de route,
je fus brutalement amputé de moitié.
Moi qui avais
déjà de la peine à marcher tout seul, à couler en pays plat, on me
dédoubla ! Et, tandis que je me morfondais dans un lit caillouteux, parmi
des berges inhospitalières, parmi des tessons de bouteilles, de débris de
vaisselle, des détritus innombrables et des lavoirs que j’arrosais chichement
(ne pouvant faire mieux), voici que mon cher bief, mon fils, cet autre
moi-même, enfanté dans mon anémie, mon pauvre bief était voué aux besognes les
plus répugnantes.
Sous le vague
prétexte de faire tourner un moulin – qui ne tourne plus – il connut
l’humiliation de lécher les murs d’une écurie, puis d’un lavoir, puis d’une
droguerie, sans pour cela s’imprégner d’essence de rose ou de violette.
Quand, enfin, il
revit le jour, ce fut le long d’une interminable rangée de maisons pittoresques
certes… en photographies. Avec leurs petits ramaclés et leurs escaliers en
forme de ponts, mais en réalité aussi incommodées par sa présence empoisonnée
qu’il l’était lui-même par leur voisinage trop immédiat et leurs balcons
pluvieux quotidiennement, à heure fixe, et généreux pour la plupart dès l’heure
du crépuscule. Ce ne fut plus un bief ! Ce ne fut même pas un égout, car
un égout a du courant. Abreuvé non seulement d’amertumes mais aussi
d’alcalinités, mon pauvre bief devint un cloaque. Chose plus terrible encore,
suprême dérision, le long de ce mélange gluant et vaseux, on installa quelques
pierres plates (serait-on à l’âge de la pierre taillée ?) et, sur ces
pierres, on fit le simulacre de laver du linge. C’est même de cette époque que
date l’un des problèmes les plus angoissants, les plus passionnants, qui
avaient agité les cervelles notables de la localité : à savoir, si c’était
le linge qui salissait l’eau ou l’eau qui salissait le linge.
Pour moi, simple
ruisseau, sans prétention, j’ai toujours pensé que les deux éléments, eau et
linge, échangeaient des politesses et concouraient au même résultat, qui était
de se salir mutuellement encore davantage.
C’était trop,
toutefois, nom d’une cascade ! Je me rebiffais et me fâchais pour de bon.
Terrible fut ma vengeance : on s’en souvient encore. C’était en 1873.
L’occasion était propice, car il faisait chaud et il y avait du fumier plein
les rues. Mon bief et moi « collâmes » à la cité trop injuste une de
ces épidémies effroyables, comme on en voyait au temps jadis et qui ne se
développe que dans les bourgs mal tenus : la suette-miliaire.
Quelle hécatombe, juste ciel ! Et combien de pierres au cimetière furent
gravées de cette sinistre date : 1873 (1).
Mais il faut
savoir oublier, même les injustices ; et les pluies torrentielles de l’été
dernier ont rafraîchi mon cours, et aussi celui de mes idées. Je ne veux plus
me fâcher, et je fais simplement une prière… municipale.
Me voici suppliant, je redeviens humble et
je promets de ne plus me venger. Oui, je le promets, à vous les édiles qui me
semblez placer l’hygiène au premier rang de vos préoccupations municipales, ce
en quoi vous avez grandement raison (on le murmure partout, et les murmures ne
sont-ils pas la façon de parler des ruisseaux ?).
Je vous demande en grâce de me rendre mon
pauvre bief qui ne sert à rien de bon et qui m’est indispensable pour vivre.
Supprimez radicalement cette dérivation malheureuse et pestilentielle que
d’aucuns ont eu déjà le bon esprit de recouvrir de dalles, elle me sèche et me
cachexise ; rendez-moi l’eau qui m’appartient, nettoyez un peu mon lit –
un lit qui n’a pas été fait depuis tant d’années – et ainsi désormais mieux
alimenté et mieux couché, je vous promets de devenir et d’être pour toujours la
parure, la fraîcheur, la salubrité et le sourire de votre bonne ville
d’Aubière.
Pour copie conforme, Docteur KYSLAW.
NOTA : Ce texte a paru dans le
bulletin paroissial d’Aubière, numéro 59/60, de février/mars 1913.
(1) - L'épidémie de suette-miliaire ne survint qu'à partir du mois d'avril 1874, sans provoquer une recrudescence des décès (voir Toute la vérité sur la suette-miliaire).
(1) - L'épidémie de suette-miliaire ne survint qu'à partir du mois d'avril 1874, sans provoquer une recrudescence des décès (voir Toute la vérité sur la suette-miliaire).
Crédits photos : Pierre Bourcheix
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