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jeudi 12 avril 2012

Aventures et Prière d’un petit ruisseau


Les billets du docteur Kyslaw – 1

Kyslaw, prononcez « qui s’lave ». C’est le pseudonyme que se donnait le bon docteur Casati qui n’avait pas de cabinet médical à Aubière (où il habitait), mais qui était malgré tout soucieux de la santé de ses concitoyens aubiérois et aimait prodiguer des conseils par l’intermédiaire du Bulletin paroissial d’Aubière, dans les années 1908-1913.
Nous allons, au fil des mois prochains, vous distiller quelques-uns de ses billets.

Le premier de ceux-ci s’intitule «  Aventures et prière d’un petit ruisseau ». Un texte relatif à la pollution de l’Artière qui traverse le bourg d’Aubière et servait, à cette époque, de "tout-à-l’égout"…

Dans les gorges de Berzet...

On m’appelle l’Artière ; comme tant d’autres, dont le sort fut plus heureux, je naquis du fracas des Dômes entrechoqués, et le cristal de mes ondes vives tintaient joyeusement sur les rochers, resplendissant au soleil, dont les rayons me donnaient des éclats de diamants lorsqu’ils perçaient les frais ombrages des gorges de Berzet, de Ceyrat et de Boisséjour, qui sont mes bonnes nourrices.

...et de Ceyrat

Un beau jour, hélas ! et je m’en confesse pour obtenir mon pardon, j’ai voulu m’affranchir de leur tutelle et montrer que j’étais un ruisseau libre et conscient.
Je m’échappais donc, et me mis à gambader au hasard. Je me heurtais d’abord à un gros promontoire surmonté de deux vieilles églises, de maisons haut perchées, et des ruines imposantes d’une antique abbaye.

"Tu es à Beaumont", me dirent-ils

Mes poissons refusèrent d’avancer plus loin : « Tu es à Beaumont, me dirent-ils, fais comme nous et rebrousses ton chemin ; si tu insistes, malheur à toi ! ». Au même moment quelques caniveaux sournois teintèrent mes ondes d’une couleur douteuse, et, malgré la honte de rentrer chez moi après un coup de tête, je tentais de faire comme mes poissons. Mais on n’a jamais vu un ruisseau remonter à sa source, et je dus continuer mon voyage si imprudemment commencé.




Tout d’abord je me crus sauvé, car devant moi s’ouvrait un frais vallon, si gai, si riant, que je m’amusais à y décrire quelques méandres, et je le fertilisais de mon mieux. Même, je me moquais des recommandations de mes amis, truites et goujons, que je trouvais vieux jeu. Et, dans ma joie, je me confondis avec un petit ruisseau qui, chemin faisant, me donna du courage, car il me confia qu’il venait, lui aussi, d’échapper à un grand péril. Parti d’Opmes et de Clémensat, il avait traversé Romagnat sans encombre, et il attribuait ce succès à la situation élevée du village.
Hélas, presqu’aussitôt, il fallut déchanter : voici que s’élargissait la vallée qui se couvrait de maisons, aperçues de dessous un pont, pittoresque mais minable, jeté par-dessus moi : c’était Aubière !


Mon arrivée fit sensation dans cette capitale du vignoble auvergnat. De l’eau ? De la vraie eau ? De l’eau qui osait se permettre une incursion dans la métropole du vin. Aurait-on jamais cru pareille audace, nom d’un bousset !
J’eus beau me défendre, faire valoir mes desseins pacifiques, implorer la clémence, essayer de me cacher tant que je pouvais dans le sable et offrir ainsi une abondante fontaine à la population, je n’obtins pas grâce. Et l’on me fit subir mille tortures et mille hontes. D’abord, l’amputation. Moi qui étais si heureux et si fier de quelques ruisselets dont je m’étais timidement enflé en cours de route, je fus brutalement amputé de moitié.



Moi qui avais déjà de la peine à marcher tout seul, à couler en pays plat, on me dédoubla ! Et, tandis que je me morfondais dans un lit caillouteux, parmi des berges inhospitalières, parmi des tessons de bouteilles, de débris de vaisselle, des détritus innombrables et des lavoirs que j’arrosais chichement (ne pouvant faire mieux), voici que mon cher bief, mon fils, cet autre moi-même, enfanté dans mon anémie, mon pauvre bief était voué aux besognes les plus répugnantes.
Sous le vague prétexte de faire tourner un moulin – qui ne tourne plus – il connut l’humiliation de lécher les murs d’une écurie, puis d’un lavoir, puis d’une droguerie, sans pour cela s’imprégner d’essence de rose ou de violette.
Quand, enfin, il revit le jour, ce fut le long d’une interminable rangée de maisons pittoresques certes… en photographies. Avec leurs petits ramaclés et leurs escaliers en forme de ponts, mais en réalité aussi incommodées par sa présence empoisonnée qu’il l’était lui-même par leur voisinage trop immédiat et leurs balcons pluvieux quotidiennement, à heure fixe, et généreux pour la plupart dès l’heure du crépuscule. Ce ne fut plus un bief ! Ce ne fut même pas un égout, car un égout a du courant. Abreuvé non seulement d’amertumes mais aussi d’alcalinités, mon pauvre bief devint un cloaque. Chose plus terrible encore, suprême dérision, le long de ce mélange gluant et vaseux, on installa quelques pierres plates (serait-on à l’âge de la pierre taillée ?) et, sur ces pierres, on fit le simulacre de laver du linge. C’est même de cette époque que date l’un des problèmes les plus angoissants, les plus passionnants, qui avaient agité les cervelles notables de la localité : à savoir, si c’était le linge qui salissait l’eau ou l’eau qui salissait le linge.
Pour moi, simple ruisseau, sans prétention, j’ai toujours pensé que les deux éléments, eau et linge, échangeaient des politesses et concouraient au même résultat, qui était de se salir mutuellement encore davantage.
C’était trop, toutefois, nom d’une cascade ! Je me rebiffais et me fâchais pour de bon. Terrible fut ma vengeance : on s’en souvient encore. C’était en 1873. L’occasion était propice, car il faisait chaud et il y avait du fumier plein les rues. Mon bief et moi « collâmes » à la cité trop injuste une de ces épidémies effroyables, comme on en voyait au temps jadis et qui ne se développe que dans les bourgs mal tenus : la suette-miliaire. Quelle hécatombe, juste ciel ! Et combien de pierres au cimetière furent gravées de cette sinistre date : 1873 (1).
Mais il faut savoir oublier, même les injustices ; et les pluies torrentielles de l’été dernier ont rafraîchi mon cours, et aussi celui de mes idées. Je ne veux plus me fâcher, et je fais simplement une prière… municipale.


Me voici suppliant, je redeviens humble et je promets de ne plus me venger. Oui, je le promets, à vous les édiles qui me semblez placer l’hygiène au premier rang de vos préoccupations municipales, ce en quoi vous avez grandement raison (on le murmure partout, et les murmures ne sont-ils pas la façon de parler des ruisseaux ?).
Je vous demande en grâce de me rendre mon pauvre bief qui ne sert à rien de bon et qui m’est indispensable pour vivre. Supprimez radicalement cette dérivation malheureuse et pestilentielle que d’aucuns ont eu déjà le bon esprit de recouvrir de dalles, elle me sèche et me cachexise ; rendez-moi l’eau qui m’appartient, nettoyez un peu mon lit – un lit qui n’a pas été fait depuis tant d’années – et ainsi désormais mieux alimenté et mieux couché, je vous promets de devenir et d’être pour toujours la parure, la fraîcheur, la salubrité et le sourire de votre bonne ville d’Aubière.

Pour copie conforme, Docteur KYSLAW.

NOTA : Ce texte a paru dans le bulletin paroissial d’Aubière, numéro 59/60, de février/mars 1913.

(1) - L'épidémie de suette-miliaire ne survint qu'à partir du mois d'avril 1874, sans provoquer une recrudescence des décès (voir Toute la vérité sur la suette-miliaire).
 

Crédits photos : Pierre Bourcheix

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