L’émouvante plaidoirie d’Anne Favard, veuve de
Pierre André d’Aubière
Le 17 février 1794, Pierre
ANDRÉ d'Aubière, seigneur et baron du lieu, est exécuté aux Brotteaux à Lyon. (1)
Quelques temps après, sa
veuve, Anne FAVARD, est arrêtée et jetée en prison. La baronne d’Aubière écrit une
lettre où elle plaide son innocence et celle de son époux devant le Tribunal
criminel du Puy-de-Dôme.
"Mon époux,
victime de ses opinions religieuses, qu'il avait toujours concentrées dans le
sein de sa famille (2), a été
condamné à mort par la Commission révolutionnaire de Lyon. Depuis huit mois, sa
veuve infortunée traîne dans l'ombre, sa déplorable existence. Errante et
fugitive, exposée chaque jour à tous les dangers et à toutes les horreurs,
proscrite et déjà condamnée, j'ai souffert mille morts, pour échapper à la
dernière, dont je me suis crue menacée ; dans mes longues calamités, mon
innocence m'a préservée du désespoir, et l'amour maternel a soutenu mon
courage. Enfin le règne heureux de la Vertu (3) me donne aujourd'hui la confiance de me présenter à la justice, pour
faire réformer mon jugement.
Dois-je faire
connaître l'auteur de tant de maux ? Ma position l'exige. L'intérêt de la
société me le commande ; il faut qu'elle connaisse les malfaiteurs pour
pouvoir les surveiller. Je vais donc, malgré ma répugnance, nommer celui qu'à
juste titre je pourrais appeler le bourreau de ma triste famille. En
m'abstenant de toute réflexion sur son compte, les faits le peindront
suffisamment.
Girard, ancien
praticien, exerçait en la ci-devant justice d'Aubière (4) ; sa conduite obligea mon mari de
provoquer sa destitution, qui fut ordonnée en grande connaissance de cause. Il
se montra dès lors notre ennemi et chercha toutes les occasions de s'en venger.
La révolution lui en présente les moyens ; il commence par indisposer
contre mon époux les habitants de la commune d'Aubière, en usant à leur égard
d'insinuations aussi fausses que perfides. Notre asile fut violé, notre maison
fut insultée et livrée nuitamment à tous les excès. Deux de nos fils sont
défenseurs de la Patrie. L'aîné, envoyé au concours, par le représentant du
peuple, près de l'armée dans laquelle il servait, vient d'y obtenir une place
d'ingénieur géographe. Un troisième, absent depuis plusieurs années, s'est
émigré à l'insu de sa famille. L'émigration de ce fils nous a compris dans la
loi du 17 frimaire (5), qui ordonne
le séquestre des biens des père et mère d'émigrés. Cette loi ne fut pas plutôt
arrivée que Girard se fit nommer commissaire par le District (6), pour apposer les scellés chez mon mari, à
Aubière. Le 28 nivôse au soir, il fait promulguer extraordinairement la loi,
afin que, le lendemain, il put, à son réveil, la mettre à exécution.
En effet, le 29
nivôse et de grand matin, Girard vint, accompagné de deux membres de la
municipalité, pour apposer les scellés : se faisant assister, avec
appareil, d'une foule d'assistants, il s'informe si rien n'a été précédemment
déplacé ; il parcourt toutes les maisons du village ; il découvre
quelques tonneaux, des planches, des roues de chars, etc... Il demeure en
permanence, pendant cinq ou six jours, pour recevoir les déclarations des
habitants sur les ventes de grain et de vin ; il affecte d'ignorer que,
jusqu'à la publication de la loi du 17 frimaire, mon mari avait eu certainement
la libre administration de son mobilier et de ses revenus ; que la
municipalité l'avait elle-même si bien reconnu qu'elle avait donné, aux plus
indigents de la commune, des réquisitions de grains sur mon mari, jusqu'au soir
du 28 nivôse. Mais n'importe, Girard se plaît à faire un long procès verbal des
denrées vendues avant la publication de la loi ; c'est ce procès verbal
qui, après le décès de mon mari, est devenu un titre, et le seul titre
d'accusation contre moi.
Une femme devant ses juges... |
C'est ici le
cas de parler de mon mari ; il joignait, à une grande pureté dans ses mœurs,
un caractère connu de bienfaisance et de charité ; peu répandu dans la
société, concentrant ses affections dans sa famille et ses devoirs dans les
pratiques religieuses, il se croyait obligé d'entretenir ses enfants dans la
sévérité de ses principes.
En 1790, il
était à Milhaud, dans le département de l'Aveyron, chez un de ses amis, d'où,
écrivant à ses enfants, il cherchait à les prévenir contre les nouveautés du
système religieux (7). Ces lettres, reçues dans le
temps par sa famille, étaient demeurées à Aubière parmi les papiers de rebut.
Girard fouille partout ; la rage et l'envie de perdre son ennemi redoublent
sa curiosité ; rien n'échappe à ses recherches ; titres de famille,
papiers domestiques, papiers de rebus, tout est soumis à la plus sévère
révision. Il tombe enfin sur ces deux lettres adressées par mon mari à ses fils
et par lui écrites de Milhaud, depuis plus de trois ans ; il les parcourt,
il croit y trouver des chefs d'accusation contre leur auteur ; il s'en
saisit avec avidité et dans le transport d'une joie féroce, il s'écrit en
sautant : « Ah ! le
b... ! Je le tiens ; je vais le faire guillotiner. »
En vain, les
municipaux d'Aubière connaissant la conscience timorée de mon mari, veulent
excuser quelques expressions échappées à son zèle religieux, et qu'ils étaient
bien éloignés d'attribuer à des opinions inciviques ; en vain le
pressent-ils de ne donner aucune suite à ses lettres ; Girard veut
absolument les porter au Comité de surveillance de Clermont, il va, malgré ses
collègues, les y déposer lui-même ; il provoque toute la sévérité du
Comité, lui surprend un arrêté, qui ordonne que mon mari sera transféré, sur le
champ, de la maison de réclusion où il était, comme père d'émigré, dans la
prison, pour être de là traduit devant la Commission révolutionnaire de Lyon.
J'étais
dangereusement malade. Cette nouvelle acheva de m'accabler. J'étais libre ainsi
que mes enfants ; ne pouvant suivre mon mari à Lyon, ma fille aînée, âgée
de 18 ans, court à la municipalité, sollicite et obtient un passeport pour
accompagner et défendre son père. Girard qui gardait à vue sa victime et qui
craignait qu'elle ne lui échappât, vole au Comité de surveillance, lui arrache
un mandat d'arrêt contre ma fille et la fait arrêter au moment où, pour remplir
le plus saint de ses devoirs, elle montait en voiture.
J'avais une
autre fille, âgée de 13 ans ; Girard craignant, sans doute que l'énergie
de la nature lui donnât pour sauver son père des ressources qu'on ne pouvait
attendre de la faiblesse de son âge, ne craint pas de la faire renfermer avec sa
sœur dans la maison de réclusion (8).
Cette scène
d'horreur m'avait anéantie ; on ne pouvait me transférer dans la maison de
réclusion : Girard me fait mettre en arrestation dans la mienne, sous la
surveillance de deux gardes et avec défense de communiquer avec qui que ce
soit.
Mon mari part
donc seul ; il arrive à Lyon ; on le jette dans un corps de
garde ; son premier soin est de m'écrire pour me consoler et me
rassurer ; l'instant d'après on le conduit au supplice. Quelle affreuse,
quelle horrible situation pour la plus tendre des épouses ! Quel cœur sensible
fut à la fois percé de tant de coups ! Ô monstre ! (car, de quel
autre nom pourrais-je t'appeler ?). Comment Girard ! tu étais père et
tu as fait arrêter deux jeunes filles, parce qu'elles volaient à la défense de
leur père ! Tu étais époux et tu as pu faire garder à vue une femme
mourante dans la crainte que, rassemblant le peu de force qui lui restait, elle
ne parvint à sauver son époux, désigné ta victime ! Ah ! puissent tes
remords seuls te rendre tous les maux que tu m'as fait.
Mon mari
n'était plus ; mais ce triomphe ne suffisait pas à Girard et lui manquait
de me faire subir le même sort. Il se rappelle de son procès-verbal de
perquisition, du 29 nivôse, il se rend à l'administration et, par arrêté du 2
germinal, il parvient à me faire dénoncer au Directeur du juré, comme ayant eu
l'intention de dilapider le mobilier de mon mari avant que les scellés fussent
posés chez lui.
Une procédure
criminelle s'instruit contre moi ; j'avais alors, de mon domicile, été
transférée dans la maison de réclusion sans conseil et sans communication avec
personne ; j'ignore jusqu'au tribunal qui doit me juger, mais des bruits
vagues et malignement répandus par Girard viennent frapper à mes oreilles et me
menacer du dernier supplice.
A peine
convalescente, faible encore, affaissée par les maux de l'âme et d'une
imagination facile à ébranler, je ne vois, jour et nuit, que l'image de la
mort. L'ombre sanglante de mon mari se présente sans cesse à mes yeux, je le
vois sous le couteau..., je frémis, une fièvre ardente circule dans mes veines,
je ne me connais plus ; je me lève pendant la nuit et, sans savoir où je
vais, je me précipite de vingt pieds de hauteur, courant ainsi pour me sauver
le plus grand danger de périr. La loi faisant réputer coupable l'accusé qui ne
se présente pas, le Tribunal criminel, par mon absence, a été obligé de me
condamner à quatre années de réclusion, ainsi que Marguerite, ma gouvernante,
qui a été regardée comme complice. Aujourd'hui, mieux instruite de la nature du
délit dont je suis prévenue, certaine qu'une fois acquittée je n'aurais plus à
craindre la rage de Girard, dont le règne a cessé par la chute des Terroristes (9), de ces tigres qui aimaient à se gorger de
sang, je viens avec sécurité demander à des juges impassibles un jugement
contradictoire.
Quel est le
délit dont on m'accuse ? D'avoir eu l'intention de dilapider les effets de
mon mari, devenus nationaux ; mais si l'on se rappelle les faits dont j'ai
rendu compte, on verra clairement que je n'ai ni dilapidé, ni eu aucune
intention de le faire. Les ventes des denrées et déplacement de mobilier que
l'on me reproche sont tous antérieurs à l'époque de la publication faite, à
Aubière, de la loi sur le séquestre des biens des père et mère d'émigrés ;
jusqu'à la publication de cette loi, mon mari, en pleine jouissance de ses
revenus, de son mobilier, en avait conservé la libre et entière
administration ; jusque là, il a pu en disposer et les vendre à son
gré ; quand j'aurais participé à ces ventes, je n'aurais fait que
transmettre ses ordres à ses domestiques et exécuter ses volontés. Mais encore
une fois, tout ce qui a pu être fait à cet égard, avant la publication de la loi,
exclut toute idée de délit ; or, rien n'a été vendu ni déplacé de la
maison de mon mari, après la promulgation de la loi dans la commune d'Aubière,
puisque la loi a été publiée le 28 nivôse à l'entrée de la nuit, et que le
procès-verbal d'apposement des scellés commencé le 29 au matin, contient
lui-même la preuve que les ventes et déplacements étaient antérieurs à cette
publication.
Comment,
d'ailleurs, mon mari aurait-il pu se refuser aux ventes dont on m'accuse,
puisque les délivrances de grain ont été faites en vertu de réquisitions
données sur nous par la municipalité d'Aubière, jusques et y compris le 28
nivôse, jour même de la promulgation de la loi du 17 frimaire. Une autre loi
m'ordonnait de satisfaire aux réquisitions, et l'on voudrait me faire un crime
d'y avoir satisfait ! Il n'y a donc et ne peut y avoir de ma part l'ombre
même d'un délit.
Si je ne suis
pas coupable, l'estimable et fidèle Marguerite, qui a toute ma confiance et qui
l'a mérite à tant d'égards, est aussi pleinement justifiée.
Je finis ;
je crois avoir rempli mon but, j'ai prouvé mon innocence, et lorsque j'ai tracé
ma justification sous l'empire de la justice et des lois, la confiance tenait
ma plume et la vérité lui dictait." signé : Anne FAVARD (10)
Source : Revue d'Auvergne - Tribunal criminel du Puy-de-Dôme ; La
veuve André de Clermont à ses juges - An III
1 – Mitraillé ou guillotiné ? Les avis divergent comme les documents
d’époque… De plus, Anne Favard, elle-même, évoque bien la guillotine, dans sa
plaidoirie : « je le vois sous
le couteau ». La présente plaidoirie daterait de la fin de l’année
1794.
2 - L'un de ses fils, Jean-Baptiste
André, né le 8 août 1767 à Clermont-Ferrand, fut maire de cette même ville de
1815 à 1822. A sa demande, il est fait Baron d'Aubière sous la Restauration, il embrassa l'état
ecclésiastique en 1838. Il mourut chanoine de la cathédrale de Clermont, le 15
décembre 1842. Il est l'auteur d'un Journal économique (1790-1842).
3 - On peut s'étonner de cette référence
à la "Vertu", qui en 1793 était incarnée par Robespierre, instigateur
de la loi sur les émigrés. L'incorruptible Robespierre, qui avait puisé dans
Rousseau, qui fut le maître absolu de sa pensée, l'idéal d'une cité
démocratique fondée sur l'égalité et la vertu. Pour réaliser cet idéal, il crut
que toutes les rigueurs étaient légitimes.
. du 16
décembre 1788, le syndic est Antoine Noellet.
. du 21 février
1789, Antoine Noellet, en présence de Monseigneur Jean-Baptiste André seigneur
du lieu et premier membre de l'assemblée municipale.
. du 10 mai
1789, Antoine Noellet, syndic.
Loi du 17 septembre 1793 ou loi des suspects : cette loi des suspects ordonna
l'arrestation immédiate de tous les suspects. La Loi disait : "Sont
réputés gens suspects : 1° ceux qui, soit par leur conduite, soit par
leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés
partisans de la tyrannie ou du fédéralisme et ennemis de la liberté... 5° ceux
des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles,
frères ou sœurs et agents d'émigrés qui n'ont pas constamment manifesté leur
attachement à la Révolution. 6° ceux qui ont émigré depuis le 1er juillet
1789."
6 - Dans les
districts et les communes l'autorité passa à des fonctionnaires nouveaux,
institués par le décret du 14 frimaire an II : les agents nationaux.
Chargés de "requérir et poursuivre l'exécution des lois
révolutionnaires", ils remplacèrent les procureurs syndics ; mais
tandis que ceux-ci étaient élus, les agents nationaux furent nommés par la
Convention. Le gouvernement avait désormais un représentant direct dans les
districts et les communes.
7 - L'Assemblée
Constituante vota le 12 juillet 1790 la Constitution civile du clergé qui
bouleversait l'organisation du clergé séculier.
8 – Il y a
une erreur sur l’âge de ses filles : la première est née le 12 août 1774,
elle a donc 20 ans en 1794 ; la seconde est née à Aubière, le 19 août
1777, elle a 17 ans en 1794.
9 - Allusion à la
réaction thermidorienne suite au 9 thermidor an II (27 juillet 1794) le pouvoir
passa de la gauche au centre et à la droite, des terroristes convaincus comme
Billaud-Varennes à la Convention, Amable Girard à Aubière, aux terroristes
repentis comme Tallien et aux modérés de la Plaine comme Siéyès, Boissy
d'Anglas, Cambacérès.
© Cercle Généalogique et Historique d'Aubière - (G.B. et P.B.)
Suivez l'histoire et la généalogie d'Aubière sur : http://www.chroniquesaubieroises.fr/
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