Lucien Reuge est né en 1914 et s’est éteint
en 2012. Aubiérois d’adoption, il y fera ses classes à l’école communale et à
l’école de musique des Enfants d’Aubière. Avec sa verve coutumière, il nous
fait revivre, sous une forme un peu originale, quelques-uns de ses souvenirs.
Les musiciens apprécieront…
« En séjour au
grand air, loin des miasmes de la ville
et –grâce à mes
enfants- des besognes serviles,
j’ai pu dans le
silence du vallon cogiter, repenser à Aubière
et, pour vous, sur
papier, coucher mes souvenirs. Un retour en arrière…
Ce siècle avait vingt ans
1920, six ans, l’âge d’entrer à
l’école.
Et m’y voici contraint, en pays
viticole.
Depuis moins de deux ans la guerre
était finie.
Après cette hécatombe, combien de
vies aussi ?
Pupilles de la Nation, épouses
veuves de guerre ;
Des femmes sans maris et des enfants
sans pères !
Que restait-il aux hommes de leur
fraternité
De ces jours de misères, de
souffrances, de dangers ?
Si peu que j’ai vécu dans un « demi-village »,[1]
Croyances et politiques n’y faisant
bon ménage,
Deux couleurs s’y heurtaient, celle
des Rouges, celles des Bleus…
Leur mélange eût donné le Violet,[2]
sacrebleu !
Les ceintures et bérets des
gymnastes étaient bleus
Pour ceux d’la Fraternelle. Pour
d’autres, moins heureux,
A la Prolétarienne – ceintures et
bérets rouges –
Car elle fut éphémère comme cerises
de Carouge.
Adorateurs d’Euterpe, tous officiers
d’marine : [3]
Les bardes de « La
Gauloise » soufflant dans leurs clarines[4]
Et « Les Enfants
d’Aubière ».
(Pourquoi pas de l’Artière
Où nous faisions voguer
Nos vaisseaux de papiers ?)
Les mœurs, par la musique, à la
longue s’adoucissent.
Après tant et tant d’ans, pour
qu’elle ne périsse,
J’ai ouï dire, de nos jours, qu’il
n’est qu’une Harmonie,
Dite « municipale », qui a
tout réuni.
(Et c’est bien ainsi !
Je salue
Monsieur le Président de l’Harmonie, au passage)
1920, six ans, dans la cour de
l’école.
Les Sammies[5]
sont partis dans leurs mégalopoles,
Nous laissant mâchonner leur collant
« chien-chien gomme »,
(Mais le caramel mou valait mieux
pour ma pomme),
Lire dans nos illustrés les
prouesses des « Kovbois »
Que nous mimions avec nos revolvers
en bois,
Criant à qui le mieux :
« Andupe ! T’es touché ! »
(C’était l’un de nos jeux dans la
cour de récré).
Car nous n’pouvions que LIRE, sans
savoir PRONONCER,
Ces mots pour nous étranges comme
ces étrangers.
Nous n’avions pas le SON… Les films
étaient muets.
Pas de poste de radio. Bien sûr, pas
de télé.
Pas de chauffage au gaz, pas
d’électricité.
Ni de tout-à-l’égoût, ni d’eau au
robinet.
Même pas d’ordinateur pour nous
relier au Monde.
A part les ronds dans l’eau, on
ignorait les ondes.
On se chauffait au bois, au charbon
pour la nuit.
On s’éclairait à l’huile, ou pétrole
ou bougie.
On allait chercher l’eau, pompée au
fond des puits,
Chacun la rejetait, usée, devant
chez lui.
Et les seaux hygiéniques se vidaient
dans l’Artière,
Leurs odeurs s’épandaient le long
des rues d’Aubière.
Les conditions de vie n’étaient pas
toujours drôles,
Il fallait faire avec. Parfois avec
la gnole.
Mais on polluait moins, si l’hygiène
en souffrait.
Maintenant la Terre souffre, avec
ses passagers.
Nos ultimes descendants mourront sur
un radeau
Avant même que Phaebus ait éteint
son flambeau.
Sic transit Gloria
Mundi.
Nota : pour les oreilles
musicales, il est possible de chanter le début de ma prose (En séjour au grand
air…) sur l’air de « La Mère Michel qui a perdu son chat », et ainsi
vous aurez, pour le même prix, une Ouverture en guise de Prologue.
Dernière
heure :
« Eurêka ! » Que n’ai-je pensé plus tôt à un
« enjambement » (procédé rythmique consistant à reporter sur le vers
suivant un ou plusieurs mots nécessaires au sens du vers précédent – Le
ROBERT). Je vous propose donc de remanier la cinquième strophe de la façon
suivante :
Adorateurs d’Euterpe, tous officiers
d’marine :
Les bardes de « La
Gauloise » soufflant dans leurs clarines
Étant là pour l’aigu, et « Les
Enfants d’Aubière »
Soufflant dans leurs binious, rive
gauche de l’Artière.
C’est la version écrite que vous
lirez des yeux, silencieusement. Pour la lecture à haute voix, vous prononcerez
dans un même souffle le dernier mot du deuxième vers, clarine, et le
premier mot du troisième vers, étant.
Cela paraît compliqué, mais c’est
facile à faire… avec un peu d’entraînement. Fiez-vous à votre oreille. Vous
pourrez vous appuyer sur la graphie ci-dessous :
Les bardes de « La
Gauloise » soufflant dans leurs clarin’
ettes en LA pour l’aigu et…
« Une clarinette en LA pour
l’aigu, où va-t-il chercher tout ça ? diront les clarinettistes. Nous
avons pour cela la clarinette en mi bémol appelée aussi « petite
clarinette ». La clarinette en LA ne s’emploie que dans les orchestres
symphoniques. »
Je le sais, Messieurs, mais s’il me
plaît, à moi, de l’introduire dans les harmonies pour me dépatouiller d’un
problème de rimes, ne m’accablez pas ! Soyez indulgents ! Sachez que
l’idée m’est venue à quatre heures du matin. Elle aurait pu sombrer dans
l’oubli mais, comme par hasard, j’avais sur ma table de nuit un bout de crayon
et un petit bloc de « post-it ».
Il m’a fallu quatre feuillets pour
épingler mon idée avant de me recoucher, l’esprit en paix.
C’est donc à la première heure que
j’ai écrit ma « dernière heure ». Heureusement pour moi, l’écrire
n’est pas la vivre • (point de clôture)
Mon professeur de musique, Martin
Gioux, était un peu rude parfois. J’avais une clarinette en si bémol d’adulte
et, malheureusement, un empan un peu court pour atteindre facilement, avec mon
auriculaire droit, la clé qui permettait de produire un si naturel franc et
net, c’est-à-dire sans couac. J’essayais bien de compenser en posant le
pavillon de l’instrument sur mes mollets croisés afin de libérer un peu mon
pouce qui soutenait la clarinette. Je pouvais de la sorte gagner quelques
millimètres. Mais ce sacré petit doigt se rétractait quand un si se
profilait à l’horizon de la portée musicale. Je savais, par expérience, que ce si,
pourtant naturel déclenchait aussi un mouvement de la main du professeur vers
un outil posé sur la table… Mon petit doigt en gardait un mauvais souvenir.
Une soudaine période de croissance
m’a permis de faire des progrès notables.
Lucien Reuge (2005)
Voir aussi Mes souvenirs en musique de 1924 à 1931
[1] - (NDA) :
« Demi-village », la frontière entre les deux « moitiés »
d’Aubière n’était pas territoriale mais bel et bien dans les têtes et peut-être
même dans les cœurs. La séparation de l’Eglise et de l’Etat ne datait que de
quinze ans. Les enfants n’étaient réunis, garçons et filles, qu’à l’âge du
catéchisme, dans l’église ou la sacristie. La première communion était un rite
de passage respecté par les parents non croyants… et puis, c’était aussi une
occasion pour faire la fête, se revoir en famille autour d’une table bien
garnie. Pour les communiants et communiantes des deux bords, prochain
rendez-vous ?... pour la conscription ! Mais c’est une autre
histoire. Sachez toutefois qu’il n’était pas exclu que quelques individualités
bien affirmées des deux bords aient pu nouer des liens avant cette date
fatidique car le Malin est partout. Cupidon aussi, derrière les rideaux de
chèvrefeuille des grandes caves… Et là, par exception, nous avions le SON.
[2] - (NDA) : Le
violet, couleur du savoir et de la sagesse. Elle s’obtient en mélangeant deux
couleurs primaires, un bleu et un rouge.
[3] - (NDA) : Tous
officiers d’marine, enseignes de vaisseau de première classe, à un galon, à
l’exception du sous-chef et du chef de musique mieux pourvus en « ficelles ».
Uniformes prestigieux pour la moitié supérieure du corps : vareuse et
casquette de l’époque de Pierre Loti. En ce qui concerne la moitié inférieure,
à charge de l’intéressé, c’était ad libitum (en musique AD LIB : au gré de
l’exécutant), mais aussi en fonction de la météorologie : par temps de
froidure une teinte sombre, et pantalon blanc en période estivale.
[4] - (NDA) : La
« Clarine » : alors là, c’est pour moi un vrai casse-tête !
Figurez-vous que je me suis trouvé en panne de RIME, à cause de la marine. Je
vais, pour justifier ma solution inadéquate, plaider ma cause avec la meilleure
mauvaise foi possible. Veuillez m’en excuser : Ne vous méprenez point sur
mes connaissances musicales. Je sais fort bien qu’aucun des « Enfants d’
Aubière » et qu’aucun des fils de « La Gauloise » ne jouait de
la clarine. Il n’en reste pas moins : 1° que c’est un instrument de
musique ; 2° qu’il est essentiellement utilisé dans les défilés (aux
changements de saisons) ; j’ajoute qu’il partage, avec la harpe, la particularité
d’être le plus souvent un instrument musical réservé au sexe féminin. Enfin,
« last but not least », il descend, étymologiquement, du même ancêtre
que la clarinette, le mot CLAIR. Vous en trouverez l’explication dans un
encadré à la page 448 du Petit Robert, dictionnaire de la langue française.
Pour apporter plus de clarté à votre lanterne, je précise que la musicienne qui
joue de la clarine a commencé à sourire avec Benjamin Rabier. Pour finir sur ce
point, sachez que :
Du plus talentueux prestidigitateur
Je n’ai pas le génie. Les cartes à
jouer surgissent,
Du vide, sous ses doigts. Il faudrait
que je puisse
Cueillir de même les rimes, mais,
pauvre rimailleur,
Vraiment je ne sais pas !
Car dégoter la rime
Tous les jours de déprime
C’est travail de forçat
Et donc, pour la
« clarine »,
Vous tous ! Excusez-moi.
[5] - (NDA) :
« Sammy [sami] n.m. – 1917 ; prénom, dim. de SAM, l’oncle SAM étant
la personnification du citoyen américain. Surnom amical donné aux soldats
américains lors de leur arrivée en France, en 1917. Les sammies et les
tommies. » (encore le ROBERT).
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