Les « sénateurs » étaient ces ouvriers agricoles
des siècles passés qui louaient leur service à la journée quand il fallait bien
travailler un peu pour manger ou boire une chopine à l’auberge du quartier.
Ils avaient l’habitude, à Aubière, de se rassembler peu
avant l’aube sous la halle où savaient les trouver les agriculteurs propriétaires
en manque de main-d’œuvre.
C’est ainsi que les « patrons » s’approchaient de
la rangée de ces ouvriers aux épaules larges et musclées, au visage rouge et
buriné qui attendaient nonchalamment que l’un d’eux lui adressât ces paroles,
une question brève, toujours la même :
- Combien veux-tu
gagner ?
- Trente sous, comme
hier.
- Alors,
viens-t’en !
- Qu’allons-nous faire
aujourd’hui ?
- On va faucher.
Quand le patron avait rassemblé tout son monde, la petite
troupe s’en allait à pied pour les champs ou les vignes.
"Quand le patron avait rassemblé tout son monde, la petite troupe s'en allait faucher" |
La Michalle, une veuve dont l’auberge se trouvait près de la
halle, avait été la première à prendre les sénateurs comme pensionnaires. Elle
s’était attachée les plus sérieux et les moins nomades en leur faisant crédit
les jours de pluie et de mauvais temps durant l’hiver. Leur emploi dépendait en
effet non seulement des besoins des patrons et du temps mais aussi de leur
propre désir à vouloir travailler.
Les sénateurs aimaient à boire. A tel point que chaque soir
certains cuvaient leur ivresse écroulés sur une table au fond d’une auberge.
D’autres allaient étaler leur bruyante gaieté par les rues sombres et endormies
d’Aubière. Il arrivait souvent alors qu’une fenêtre s’ouvrît et qu’un seau
d’eau glacée (ou un vase de nuit) vînt à se déverser sur la tête de ces pauvres
bougres.
Durant les saisons où le travail ne manquait pas, leur
maigre salaire suffisait à les entretenir. L’hiver venu, ils se voyaient
contraints d’aller manger la soupe chez les Petites Sœurs des Pauvres aux
Bughes à Clermont.
L’hiver de 1880 fut long et très rude. Aussi la Municipalité
d’Aubière organisa un secours dans le corps de garde situé au sous-sol de la
mairie. Les sénateurs pouvaient venir se réchauffer auprès d’un poêle et
s’alimenter du pain et des pommes de terre qu’on leur distribuait. Cet hiver-là
leur fut plus doux.
Pierre Bourcheix
Vers la Place de la Halle
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