Lucien Reuge : mes souvenirs de
1924 à 1931
La Musique à Aubière
« Vous
avez peut-être entendu dire que « la musique adoucit les mœurs ».
Pour Aubière, c’était faux. Dans ce gros village, c’étaient des musiques
« qui marchaient au pas », comme dit Georges Brassens. Il y en avait
donc deux : « La Gauloise » et « Les Enfants
d’Aubière ». Mais il y avait aussi deux sociétés de gymnastique :
« La Fraternelle » du côté des Gaulois (ceintures et bérets bleus) et
« La Prolétarienne » (ceintures et bérets rouges) du côté des
« Rouges », comme de bien entendu. Il y avait même deux batteuses au
temps des moissons !
Les
enfants eux-mêmes étaient partagés entre l’école laïque (l’école sans Dieu) et
l’école libre ou confessionnelle. À mon arrivée à Aubière en 1918, nous
n’étions qu’à 13 ans de la séparation de l’Église et de l’État (9 décembre
1905), et les rancœurs, entre croyants et incroyants, étaient encore vives. Il
fallait donc que j’appartienne à un des deux camps entre lesquels se
partageaient les villageois. Mon père était socialiste, donc j’étais
« Rouge », ce que j’ignorais à l’époque. Ma voie était donc toute
tracée, musicalement parlant, je serai un « Enfant d’Aubière ».
De gauche à droite : Albert Thévenon, trombone, et Lucien Reuge, clarinette aux Enfants d'Aubière vers 1935 |
Ma
première participation aux activités de la société musicale eut lieu quand j’avais
9 ou 10 ans. C’était une retraite aux flambeaux, la veille d’un jour de fête.
Le rassemblement avait lieu rue Saint-André (rue Victor-Hugo aujourd’hui), la
tête du cortège à hauteur des Économats du Centre, épicerie tenue par Madame
Moins, aidée par son fils aîné. Trop chétif pour être porte-drapeau, j’étais
« photophore » (porte-flambeau). En fait, le drapeau de la société
était une bannière et mon flambeau un lampion. Les « premiers
photophores » portaient deux lampions sur une traverse clouée au sommet
d’un manche. N’étant porteur que d’un seul lampion, j’étais « second
photophore ». En tête du cortège, il y avait aussi deux porteurs de
pancartes fixées au sommet d’un manche. Sur chacune d’elle, on voyait une tête,
dessinée de profil et coiffée d’un bonnet noir qui épousait la forme du crâne,
avec de grosses lettres noires sur fond blanc : « À bas la
calotte ». Je me demandais pourquoi on voulait que ces 2 têtes se
décoiffent… Quelques années plus tard, quand j’étais moi-même devenu « joueur
de biniou » (seconde clarinette), les dites pancartes avaient disparu lors
des défilés nocturnes.
Ma
seconde participation se fit sur un autre plan. « Les Enfants
d’Aubière » s’offraient, chaque année à la belle saison, un voyage
collectif en France ou dans un pays voisin. Pour remplir la cagnotte
indispensable, il y avait bien les cotisations des membres honoraires mais ça
n’allait pas bien haut dans le tiroir-caisse. À cette époque-là, beaucoup de
nos musiciens étaient vignerons. Les travaux viticoles étant au ralenti, ils
préparaient une pièce de théâtre et organisaient des bals en saison hivernale.
Je crois que c’est en 1924 que fut montée une pièce de Jean Richepin, « Le
Chemineau ». Le rôle principal était tenu par Eugène Martin (hautbois
solo). J’étais seulement une « silhouette » chantante. À part son nom
et le mien, je n’en ai pas retenu d’autre. Quant au texte, j’ai retenu le tout
dernier vers, un hexamètre : « Va, chemineau, chemine ! ».
La salle de théâtre était dans les caves du château (devenu Mairie), sous les
salles des classes (salle Jean-Jaurès). La scène et les coulisses étaient au
fond de la salle, à gauche en entrant. Tout au fond de la salle, à droite, il y
avait quelques gradins. Je faisais partie du chœur des Lugnots, c’est-à-dire
d’un groupe de 5 ou 6 enfants qui venaient chanter devant les portes en tendant
la main pour obtenir une aumône. C’était l’hiver ; il faisait froid, très
froid. La bise soufflait fort. La neige abondante tombait sur nos pèlerines
bleu marine. Nos bérets étaient enfoncés sur nos têtes et nous chantions en
grelottant, serrés les uns contre les autres. Le public était compatissant. Côté coulisse, c’était
bien différent. Il faisait chaud, on manquait d’air. Nous transpirions sous nos
capuches. À gauche de la porte d’entrée, côté rue, une chaise, et juché sur
cette chaise, une grande boîte en équilibre sur l’avant-bras droit, Monsieur
Chirol, le cafetier du coin, qui y puisait de grosses poignées de savon en
paillettes qu’il éparpillait au-dessus de nos têtes, dès qu’Eugène Martin
ouvrait la porte. Celui-ci répartit rapidement entre nous quelques bonbons
« anglais » (acidulés) en guise d’aumône et nous referma la porte au
nez. Les autres pièces de théâtre auxquelles j’ai modestement participé furent
répétées et jouées à l’étage supérieur. Une des premières pièces qui y furent
jouées avait pour titre « 29° à l’ombre ». les deux acteurs étaient
Etienne Mamet et Odette Guinet, ma jeune voisine.
J’en
viens, hélas ! à ma dernière prestation. J’ai un souvenir beaucoup plus
précis de la dernière pièce où je jouais « les utilités ». Et pour
cause ! Elle mit fin à ma carrière théâtrale en me révélant une faiblesse
irrémédiable de ma personnalité. Titre de la pièce : « Le Roi
s’amuse », un drame en 5 actes et en vers de Victor Hugo de 1832. Le roi,
c’était Eugène Martin. Moi, j’étais un page au service du roi. Au moment où le
roi se dirigeait côté jardin pour quitter la scène, je devais apparaître, côté
cour, porteur d’un message. J’avais 3 ou 4 mots à dire pour suspendre sa marche
et le faire revenir au milieu du plateau. Au cours des répétitions, j’étais
parfait. Côté public, 2 ou 3 membres de la troupe, bien éclairés. Le jour de la
représentation, en entrant sur scène, j’ai jeté un malencontreux coup d’œil sur
la salle …des yeux ! rien que des paires d’yeux brillants au milieu de
faces blanches, sur un fond obscur, et qui me regardaient. Le premier des
quelques mots que j’avais à prononcer se bloqua dans ma gorge. Le trac !
J’avais le trac, et je ne savais plus que dire et que faire. Rien ! Eugène
Martin eut la bonne idée de répéter, sans se retourner, sa dernière phrase. Je
pus ainsi enchaîner et la pièce repris son cours. Mais j’avais bonne
mine ! Je me sentais humilié et je me jurais, un peu tard, qu’on ne m’y
reprendrait plus.
Les
répétitions de l’harmonie se tenaient salle Brezzi, au premier étage dans une
grande pièce qui ne gardait du luxe d’antan qu’une cheminée en marbre. Devant
cette cheminée, le pupitre du chef, Antonin Roche. Possesseur d’une clarinette
Noblet en si bémol avec un barillet fendu, achetée 400 francs par mon père et
deux années de leçons particulières payées par une pièce hebdomadaire de 5
francs à l’oncle de ma tante, Martin Gioux dit Bague, j’ai pu enfin être admis
sur le banc des secondes clarinettes aux côtés, entre autres, de Lucien Roche,
le fils du chef, et d’Adrien Pignol, le fils du lieutenant des
sapeurs-pompiers. Et j’allais avoir un uniforme d’officier de marine. La
gloire !
Au
banc des secondes clarinettes, nous étions les spécialistes dans les valses
de : « 1-tu-tu ». Une aspiration sur le 1er temps,
aucun son et une note, qui variait de temps en temps et qui se répétait sur les
2ème et 3ème temps. Pour qui avait l’oreille fine, le 1er
temps n’était pas complètement silencieux. On pouvait entendre la frappe de
notre pied sur le sol : « au premier temps de la valse », comme
chantait Jacques Brel. On redressait un petit peu le buste, avec ensemble, pour
aspirer l’air nécessaire sur le 1er temps, et on donnait 2 petites
poussées en avant en soufflant dans le bec de l’instrument. On aurait dit un
alignement de jeunes chiots têtant leur mère. Mais il fallait nous voir libérés
de cette besogne, quand le compositeur nous avait gratifiés d’un morceau de
mélodie. Nous accompagnions le chant d’une gestuelle de toute la partie
supérieure de notre corps, une sorte de gracieux balancement de droite à gauche
et de gauche à droite, comme si nos fesses décollaient alternativement du banc.
Le chef était parfois obligé de nous adresser quelques gestes de modération. On
se sentait à la hauteur des premières clarinettes.
Mais
un soir, il fallut déchanter. Pour la 1ère fois peut-être, dans
l’histoire des « Enfants d’Aubière », lors de la répétition du samedi
soir, le banc des premières clarinettes était vide. Même Franck Durand, le
soliste, était absent. Le chef dut faire avec nous qui étions tous présents. En
cours de route, nous nous sommes heurtés à des paquets successifs de doubles et
de triples croches. Le peloton a commencé à s’effilocher. Celui qui avait
décroché portait son regard quelques mesures plus loin sur la portée, pour
reprendre la course au passage ; mais bientôt Lucien Roche devint soliste,
et je crois bien qu’il décroche à son tour. Après plusieurs essais infructueux,
je crois qu’on prit une autre partition. Mais nous n’avions plus le moral,
d’autant plus que les autres commençaient à bougonner dans notre dos. J’étais
personnellement très mal placé, juste devant Jean-Baptiste Roche, saxophone
baryton, il était furieux. C’était mal parti pour moi qui espérait lui demander
la main de Gaby, sa fille, quand nous serions majeurs.
Tous
les clarinettistes du banc supérieur avaient plus ou moins fréquenté le
conservatoire de Clermont-Ferrand. Et c’est ainsi que j’ai demandé à mes
parents l’autorisation de m’y faire inscrire. Le conservatoire de musique était
au dernier étage d’un immeuble de la place Gaillard, et mon professeur, soliste
à l’orchestre du théâtre, s’appelait Monsieur Galland. Et je me remis à
espérer.
Autre
souvenir : une répétition ordinaire, un samedi soir, l’hiver.
Personnages : le chef, Antonin Roche, le contrebassiste solo, Arnaud (j’ai
perdu son prénom). Un ou deux morceaux ont été répétés sans problème. Au
morceau suivant, une remarque du chef adressée au banc des basses et
contrebasses : Arnaud la prend pour lui seul. Le ton monte. Chacun reste
sur ses positions et subitement Arnaud abandonne son instrument et prend la
porte. Il est furieux. Placide, le chef lève sa baguette et la répétition
reprend son cours normal. Une demi-heure plus tard, une porte claque au bas de
l’escalier, Arnaud est de retour porteur de sa vareuse et de sa casquette de
musicien. Il jette le tout sur son banc et dit adieu à la compagnie. Antonin
Roche n’est pas troublé pour autant. Il dit : « Il reviendra ».
La répétition continue.
Pour
mon copain, le dernier des Bourbon (c’est-à-dire le plus jeune ; j’ai
aussi perdu son prénom) et pour moi, c’est une petite perte de revenus. Les
veilles de bal ou de concert, Mr Arnaud nous confiait son instrument, une
contrebasse en cuivre, deux chiffons et un pot de Miror. Ce petit travail
d’astiquage nous rapportait quelques piécettes. Mais un jour Arnaud est revenu.
Mon ami Bourbon jouait de l’alto, mais pour l’empêcher d’être soliste,
c’est-à-dire de souffler dans son « biniou » quand les autres
respectaient les silences écrits sur la portée musicale, les jours de concert,
on mettait un bouchon dans son embouchure, ce qui ne l’empêchait pas d’enfoncer
les pistons avec ses doigts et beaucoup de conviction.
Pour
en venir aux bals, l’orchestre était composé le plus souvent de 4 musiciens.
Les instruments les plus fréquemment employés étaient le cornet à pistons, la
clarinette (pour le chant), le baryton (pour le contre-chant) et la contrebasse
(pour l’accompagnement) ; mais il pouvait y avoir un ou deux saxophones.
Je n’ai jamais vu danser la bourrée, ni le quadrille, danses de la génération
précédente. On en était au fox-trot, à la mazurka, à la polka et à la valse.
Mais à partir de 1923, le charleston fit son apparition. Le premier batteur de
jazz fut Raoul Vantalon, le fils de la directrice de l’école de filles.
L’orchestre de bal champêtre s’effaça peu à peu devant l’accordéon, le
saxophone, le trombone, la trompette et la batterie. On dansa le tango, la
java, le paso doble, et les femmes se firent couper les cheveux.
J’ai
fait deux voyages avec les Enfants d’Aubière, l’un à Nice, l’autre à Genève et
Chamonix. De ce dernier, je conserve le souvenir de quelques pas prudents sur
la Mer de Glace, chaussettes par dessus les souliers pour éviter la glisse, et
du panache du grand jet d’eau sur le lac Léman. Le voyage sur la Côte d’azur
m’a laissé plus de traces. J’y ai même pris quelques photos dont certaines,
faites à contre-jour, ne permettent guère de reconnaître les personnages. Nous
sommes partis de la gare du P.L.M. à Clermont-Ferrand. Un wagon nous était
réservé et une partie du voyage se fit la nuit, ce qui nous imposait de dormir
assis. J’ai quand même pu m’allonger quelques instants dans le couloir, sur la
bannière bien protégée dans sa housse. Le trajet est ponctué par de nombreux
tunnels, ce qui nous imposait de relever rapidement les vitres quand nous les
abordions, à cause de la fumée et des escarbilles dont nous gratifiait la
locomotive à vapeur. La cargaison n’était pas très fraîche à l’arrivée en gare
de Nice, mais nous avions pu faire un peu de toilette dans nos chambres
d’hôtel, et nous étions présentables, sinon fringants, pour participer au
défilé. Je n’ai pas eu de vue d’ensemble de ce défilé. Une délégation d’une
« Amicale des Alsaciens-Lorrains » nous précédait. Ils étaient
trois : le Président, le Trésorier et le Porte-drapeau tricolore, comme il
se doit. Nés vraisemblablement à la fin du second Empire, ils « se
hâtaient avec lenteur ». Et nous suivions derrière, comme une chenille
processionnaire, soufflant à qui mieux-mieux dans nos « binious »,
les yeux rivés sur nos « cartons » (partitions musicales) fixés sur
nos instruments par une pince métallique en forme de lyre. Tant et si bien que
nos Alsaciens-Lorrains, ayant décroché du cortège, nous conduisirent sur une
placette du vieux Nice où ils se sont arrêtés, complètement perdus… et nous de
même. Pour nous remettre de nos émotions et prendre un bol d’air frais, nous
sommes partis au large, embarqués, bien tassés, sur un bateau voguant sur les
eaux bleues de la Méditerranée, en direction des îles Lérins. Sur l’île
Saint-Honorat, nos accompagnatrices (mères, épouses, sœurs, cousines et copines
du sexe dit faible), en qualité de membres honoraires, eurent la pénible
surprise de voir les moines leur fermer au nez (je ne peux pas bien sûr ajouter
« et à la barbe », la plupart n’étant pas très âgées) la lourde porte
de leur monastère. Ces victimes de la misogynie des religieux se consolèrent en
se promenant dans la luxuriante nature en attendant la réapparition du sexe
fort. Après cette rafraîchissante sortie, nous nous sommes promenés dans Nice,
Lucien Roche, Céline et Marinette Martin, Marguerite et Gabrielle Roche, toutes
cousines du ci-devant et moi-même.
Pour
en finir avec les harmonies aubiéroises, je dois quand même vous dire qu’à
Aubière, une fois par an, une autre harmonie régnait entre des musiciens des
deux sociétés pour une sorte d’œuvre caritative. Le jour de l’An, chaque année,
les conscrits, de cette année-là, rassemblés derrière le même drapeau tricolore,
défilaient dans les rues du village, pour aller donner l’aubade devant la
maison de chacune de leurs conscrites. Qui dit « aubade » dit
« musique », et ça ne se fait pas sans musiciens. Les conscrits
allaient « à la pioche » dans les deux sociétés, et c’est ainsi que
je fus recruté en 1930 ou 1931 avec ma clarinette pour participer à cette
aventure. Le point de rassemblement était à l’entrée de la place des Ramacles,
près de l’étude du notaire, maître Carsac. Nous y fûmes accueillis par un
garçon de La Gauloise, bien en chair et néanmoins vif et impétueux, qui nous
distribua nos cartons : une marche militaire, comme de bien entendu. Je ne
la connaissais pas, je ne l’ai plus jamais entendue, mais voici pourtant ce
qu’il m’en reste. Je ne garantis pas l’authenticité :
La
distribution des cartons terminés, notre chef auto-proclamé prit en bandoulière
une grosse caisse qui l’attendait sur le trottoir, brandit une mailloche qui
retomba sur la peau d’âne pour nous donner le tempo : Boum !
Boum ! Boumboum ! et c’est parti, drapeau tricolore en tête. J’abrège
car pour moi ce fut court : Aubade devant la maison de la première
conscrite : première rasade. Boum ! Boum ! C’est reparti.
Deuxième conscrite : on trinque pour la deuxième fois. Etc. etc.
Finalement, c’est moi qui ai trinqué ! et je ne sais comment je suis
rentré… »
(Souvenirs de Lucien Reuge, 15 juillet 2007).
© Cercle généalogique et historique
d’Aubière - Extraits du Cahier n°3 : « Aubière, Musique, Théâtre et Chant
choral », 2007
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Lucien Reuge nous a quitté cette semaine à l'âge de 98 ans.
RépondreSupprimerNous saluons la mémoire qui s'est éteinte et nous avons une pensée pour sa famille.