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vendredi 1 juin 2012

Musique : Mes souvenirs de 1924 à 1931


Lucien Reuge : mes souvenirs de 1924 à 1931

La Musique à Aubière

« Vous avez peut-être entendu dire que « la musique adoucit les mœurs ». Pour Aubière, c’était faux. Dans ce gros village, c’étaient des musiques « qui marchaient au pas », comme dit Georges Brassens. Il y en avait donc deux : « La Gauloise » et « Les Enfants d’Aubière ». Mais il y avait aussi deux sociétés de gymnastique : « La Fraternelle » du côté des Gaulois (ceintures et bérets bleus) et « La Prolétarienne » (ceintures et bérets rouges) du côté des « Rouges », comme de bien entendu. Il y avait même deux batteuses au temps des moissons !
Les enfants eux-mêmes étaient partagés entre l’école laïque (l’école sans Dieu) et l’école libre ou confessionnelle. À mon arrivée à Aubière en 1918, nous n’étions qu’à 13 ans de la séparation de l’Église et de l’État (9 décembre 1905), et les rancœurs, entre croyants et incroyants, étaient encore vives. Il fallait donc que j’appartienne à un des deux camps entre lesquels se partageaient les villageois. Mon père était socialiste, donc j’étais « Rouge », ce que j’ignorais à l’époque. Ma voie était donc toute tracée, musicalement parlant, je serai un « Enfant d’Aubière ».

De gauche à droite : Albert Thévenon, trombone, et Lucien Reuge, clarinette
aux Enfants d'Aubière vers 1935

Ma première participation aux activités de la société musicale eut lieu quand j’avais 9 ou 10 ans. C’était une retraite aux flambeaux, la veille d’un jour de fête. Le rassemblement avait lieu rue Saint-André (rue Victor-Hugo aujourd’hui), la tête du cortège à hauteur des Économats du Centre, épicerie tenue par Madame Moins, aidée par son fils aîné. Trop chétif pour être porte-drapeau, j’étais « photophore » (porte-flambeau). En fait, le drapeau de la société était une bannière et mon flambeau un lampion. Les « premiers photophores » portaient deux lampions sur une traverse clouée au sommet d’un manche. N’étant porteur que d’un seul lampion, j’étais « second photophore ». En tête du cortège, il y avait aussi deux porteurs de pancartes fixées au sommet d’un manche. Sur chacune d’elle, on voyait une tête, dessinée de profil et coiffée d’un bonnet noir qui épousait la forme du crâne, avec de grosses lettres noires sur fond blanc : « À bas la calotte ». Je me demandais pourquoi on voulait que ces 2 têtes se décoiffent… Quelques années plus tard, quand j’étais moi-même devenu « joueur de biniou » (seconde clarinette), les dites pancartes avaient disparu lors des défilés nocturnes.
Ma seconde participation se fit sur un autre plan. « Les Enfants d’Aubière » s’offraient, chaque année à la belle saison, un voyage collectif en France ou dans un pays voisin. Pour remplir la cagnotte indispensable, il y avait bien les cotisations des membres honoraires mais ça n’allait pas bien haut dans le tiroir-caisse. À cette époque-là, beaucoup de nos musiciens étaient vignerons. Les travaux viticoles étant au ralenti, ils préparaient une pièce de théâtre et organisaient des bals en saison hivernale. Je crois que c’est en 1924 que fut montée une pièce de Jean Richepin, « Le Chemineau ». Le rôle principal était tenu par Eugène Martin (hautbois solo). J’étais seulement une « silhouette » chantante. À part son nom et le mien, je n’en ai pas retenu d’autre. Quant au texte, j’ai retenu le tout dernier vers, un hexamètre : « Va, chemineau, chemine ! ». La salle de théâtre était dans les caves du château (devenu Mairie), sous les salles des classes (salle Jean-Jaurès). La scène et les coulisses étaient au fond de la salle, à gauche en entrant. Tout au fond de la salle, à droite, il y avait quelques gradins. Je faisais partie du chœur des Lugnots, c’est-à-dire d’un groupe de 5 ou 6 enfants qui venaient chanter devant les portes en tendant la main pour obtenir une aumône. C’était l’hiver ; il faisait froid, très froid. La bise soufflait fort. La neige abondante tombait sur nos pèlerines bleu marine. Nos bérets étaient enfoncés sur nos têtes et nous chantions en grelottant, serrés les uns contre les autres. Le public  était compatissant. Côté coulisse, c’était bien différent. Il faisait chaud, on manquait d’air. Nous transpirions sous nos capuches. À gauche de la porte d’entrée, côté rue, une chaise, et juché sur cette chaise, une grande boîte en équilibre sur l’avant-bras droit, Monsieur Chirol, le cafetier du coin, qui y puisait de grosses poignées de savon en paillettes qu’il éparpillait au-dessus de nos têtes, dès qu’Eugène Martin ouvrait la porte. Celui-ci répartit rapidement entre nous quelques bonbons « anglais » (acidulés) en guise d’aumône et nous referma la porte au nez. Les autres pièces de théâtre auxquelles j’ai modestement participé furent répétées et jouées à l’étage supérieur. Une des premières pièces qui y furent jouées avait pour titre « 29° à l’ombre ». les deux acteurs étaient Etienne Mamet et Odette Guinet, ma jeune voisine.
J’en viens, hélas ! à ma dernière prestation. J’ai un souvenir beaucoup plus précis de la dernière pièce où je jouais « les utilités ». Et pour cause ! Elle mit fin à ma carrière théâtrale en me révélant une faiblesse irrémédiable de ma personnalité. Titre de la pièce : « Le Roi s’amuse », un drame en 5 actes et en vers de Victor Hugo de 1832. Le roi, c’était Eugène Martin. Moi, j’étais un page au service du roi. Au moment où le roi se dirigeait côté jardin pour quitter la scène, je devais apparaître, côté cour, porteur d’un message. J’avais 3 ou 4 mots à dire pour suspendre sa marche et le faire revenir au milieu du plateau. Au cours des répétitions, j’étais parfait. Côté public, 2 ou 3 membres de la troupe, bien éclairés. Le jour de la représentation, en entrant sur scène, j’ai jeté un malencontreux coup d’œil sur la salle …des yeux ! rien que des paires d’yeux brillants au milieu de faces blanches, sur un fond obscur, et qui me regardaient. Le premier des quelques mots que j’avais à prononcer se bloqua dans ma gorge. Le trac ! J’avais le trac, et je ne savais plus que dire et que faire. Rien ! Eugène Martin eut la bonne idée de répéter, sans se retourner, sa dernière phrase. Je pus ainsi enchaîner et la pièce repris son cours. Mais j’avais bonne mine ! Je me sentais humilié et je me jurais, un peu tard, qu’on ne m’y reprendrait plus.
Les répétitions de l’harmonie se tenaient salle Brezzi, au premier étage dans une grande pièce qui ne gardait du luxe d’antan qu’une cheminée en marbre. Devant cette cheminée, le pupitre du chef, Antonin Roche. Possesseur d’une clarinette Noblet en si bémol avec un barillet fendu, achetée 400 francs par mon père et deux années de leçons particulières payées par une pièce hebdomadaire de 5 francs à l’oncle de ma tante, Martin Gioux dit Bague, j’ai pu enfin être admis sur le banc des secondes clarinettes aux côtés, entre autres, de Lucien Roche, le fils du chef, et d’Adrien Pignol, le fils du lieutenant des sapeurs-pompiers. Et j’allais avoir un uniforme d’officier de marine. La gloire !
Au banc des secondes clarinettes, nous étions les spécialistes dans les valses de : « 1-tu-tu ». Une aspiration sur le 1er temps, aucun son et une note, qui variait de temps en temps et qui se répétait sur les 2ème et 3ème temps. Pour qui avait l’oreille fine, le 1er temps n’était pas complètement silencieux. On pouvait entendre la frappe de notre pied sur le sol : « au premier temps de la valse », comme chantait Jacques Brel. On redressait un petit peu le buste, avec ensemble, pour aspirer l’air nécessaire sur le 1er temps, et on donnait 2 petites poussées en avant en soufflant dans le bec de l’instrument. On aurait dit un alignement de jeunes chiots têtant leur mère. Mais il fallait nous voir libérés de cette besogne, quand le compositeur nous avait gratifiés d’un morceau de mélodie. Nous accompagnions le chant d’une gestuelle de toute la partie supérieure de notre corps, une sorte de gracieux balancement de droite à gauche et de gauche à droite, comme si nos fesses décollaient alternativement du banc. Le chef était parfois obligé de nous adresser quelques gestes de modération. On se sentait à la hauteur des premières clarinettes.
Mais un soir, il fallut déchanter. Pour la 1ère fois peut-être, dans l’histoire des « Enfants d’Aubière », lors de la répétition du samedi soir, le banc des premières clarinettes était vide. Même Franck Durand, le soliste, était absent. Le chef dut faire avec nous qui étions tous présents. En cours de route, nous nous sommes heurtés à des paquets successifs de doubles et de triples croches. Le peloton a commencé à s’effilocher. Celui qui avait décroché portait son regard quelques mesures plus loin sur la portée, pour reprendre la course au passage ; mais bientôt Lucien Roche devint soliste, et je crois bien qu’il décroche à son tour. Après plusieurs essais infructueux, je crois qu’on prit une autre partition. Mais nous n’avions plus le moral, d’autant plus que les autres commençaient à bougonner dans notre dos. J’étais personnellement très mal placé, juste devant Jean-Baptiste Roche, saxophone baryton, il était furieux. C’était mal parti pour moi qui espérait lui demander la main de Gaby, sa fille, quand nous serions majeurs.
Tous les clarinettistes du banc supérieur avaient plus ou moins fréquenté le conservatoire de Clermont-Ferrand. Et c’est ainsi que j’ai demandé à mes parents l’autorisation de m’y faire inscrire. Le conservatoire de musique était au dernier étage d’un immeuble de la place Gaillard, et mon professeur, soliste à l’orchestre du théâtre, s’appelait Monsieur Galland. Et je me remis à espérer.
Autre souvenir : une répétition ordinaire, un samedi soir, l’hiver. Personnages : le chef, Antonin Roche, le contrebassiste solo, Arnaud (j’ai perdu son prénom). Un ou deux morceaux ont été répétés sans problème. Au morceau suivant, une remarque du chef adressée au banc des basses et contrebasses : Arnaud la prend pour lui seul. Le ton monte. Chacun reste sur ses positions et subitement Arnaud abandonne son instrument et prend la porte. Il est furieux. Placide, le chef lève sa baguette et la répétition reprend son cours normal. Une demi-heure plus tard, une porte claque au bas de l’escalier, Arnaud est de retour porteur de sa vareuse et de sa casquette de musicien. Il jette le tout sur son banc et dit adieu à la compagnie. Antonin Roche n’est pas troublé pour autant. Il dit : « Il reviendra ». La répétition continue.
Pour mon copain, le dernier des Bourbon (c’est-à-dire le plus jeune ; j’ai aussi perdu son prénom) et pour moi, c’est une petite perte de revenus. Les veilles de bal ou de concert, Mr Arnaud nous confiait son instrument, une contrebasse en cuivre, deux chiffons et un pot de Miror. Ce petit travail d’astiquage nous rapportait quelques piécettes. Mais un jour Arnaud est revenu. Mon ami Bourbon jouait de l’alto, mais pour l’empêcher d’être soliste, c’est-à-dire de souffler dans son « biniou » quand les autres respectaient les silences écrits sur la portée musicale, les jours de concert, on mettait un bouchon dans son embouchure, ce qui ne l’empêchait pas d’enfoncer les pistons avec ses doigts et beaucoup de conviction.
Pour en venir aux bals, l’orchestre était composé le plus souvent de 4 musiciens. Les instruments les plus fréquemment employés étaient le cornet à pistons, la clarinette (pour le chant), le baryton (pour le contre-chant) et la contrebasse (pour l’accompagnement) ; mais il pouvait y avoir un ou deux saxophones. Je n’ai jamais vu danser la bourrée, ni le quadrille, danses de la génération précédente. On en était au fox-trot, à la mazurka, à la polka et à la valse. Mais à partir de 1923, le charleston fit son apparition. Le premier batteur de jazz fut Raoul Vantalon, le fils de la directrice de l’école de filles. L’orchestre de bal champêtre s’effaça peu à peu devant l’accordéon, le saxophone, le trombone, la trompette et la batterie. On dansa le tango, la java, le paso doble, et les femmes se firent couper les cheveux.
J’ai fait deux voyages avec les Enfants d’Aubière, l’un à Nice, l’autre à Genève et Chamonix. De ce dernier, je conserve le souvenir de quelques pas prudents sur la Mer de Glace, chaussettes par dessus les souliers pour éviter la glisse, et du panache du grand jet d’eau sur le lac Léman. Le voyage sur la Côte d’azur m’a laissé plus de traces. J’y ai même pris quelques photos dont certaines, faites à contre-jour, ne permettent guère de reconnaître les personnages. Nous sommes partis de la gare du P.L.M. à Clermont-Ferrand. Un wagon nous était réservé et une partie du voyage se fit la nuit, ce qui nous imposait de dormir assis. J’ai quand même pu m’allonger quelques instants dans le couloir, sur la bannière bien protégée dans sa housse. Le trajet est ponctué par de nombreux tunnels, ce qui nous imposait de relever rapidement les vitres quand nous les abordions, à cause de la fumée et des escarbilles dont nous gratifiait la locomotive à vapeur. La cargaison n’était pas très fraîche à l’arrivée en gare de Nice, mais nous avions pu faire un peu de toilette dans nos chambres d’hôtel, et nous étions présentables, sinon fringants, pour participer au défilé. Je n’ai pas eu de vue d’ensemble de ce défilé. Une délégation d’une « Amicale des Alsaciens-Lorrains » nous précédait. Ils étaient trois : le Président, le Trésorier et le Porte-drapeau tricolore, comme il se doit. Nés vraisemblablement à la fin du second Empire, ils « se hâtaient avec lenteur ». Et nous suivions derrière, comme une chenille processionnaire, soufflant à qui mieux-mieux dans nos « binious », les yeux rivés sur nos « cartons » (partitions musicales) fixés sur nos instruments par une pince métallique en forme de lyre. Tant et si bien que nos Alsaciens-Lorrains, ayant décroché du cortège, nous conduisirent sur une placette du vieux Nice où ils se sont arrêtés, complètement perdus… et nous de même. Pour nous remettre de nos émotions et prendre un bol d’air frais, nous sommes partis au large, embarqués, bien tassés, sur un bateau voguant sur les eaux bleues de la Méditerranée, en direction des îles Lérins. Sur l’île Saint-Honorat, nos accompagnatrices (mères, épouses, sœurs, cousines et copines du sexe dit faible), en qualité de membres honoraires, eurent la pénible surprise de voir les moines leur fermer au nez (je ne peux pas bien sûr ajouter « et à la barbe », la plupart n’étant pas très âgées) la lourde porte de leur monastère. Ces victimes de la misogynie des religieux se consolèrent en se promenant dans la luxuriante nature en attendant la réapparition du sexe fort. Après cette rafraîchissante sortie, nous nous sommes promenés dans Nice, Lucien Roche, Céline et Marinette Martin, Marguerite et Gabrielle Roche, toutes cousines du ci-devant et moi-même.
Pour en finir avec les harmonies aubiéroises, je dois quand même vous dire qu’à Aubière, une fois par an, une autre harmonie régnait entre des musiciens des deux sociétés pour une sorte d’œuvre caritative. Le jour de l’An, chaque année, les conscrits, de cette année-là, rassemblés derrière le même drapeau tricolore, défilaient dans les rues du village, pour aller donner l’aubade devant la maison de chacune de leurs conscrites. Qui dit « aubade » dit « musique », et ça ne se fait pas sans musiciens. Les conscrits allaient « à la pioche » dans les deux sociétés, et c’est ainsi que je fus recruté en 1930 ou 1931 avec ma clarinette pour participer à cette aventure. Le point de rassemblement était à l’entrée de la place des Ramacles, près de l’étude du notaire, maître Carsac. Nous y fûmes accueillis par un garçon de La Gauloise, bien en chair et néanmoins vif et impétueux, qui nous distribua nos cartons : une marche militaire, comme de bien entendu. Je ne la connaissais pas, je ne l’ai plus jamais entendue, mais voici pourtant ce qu’il m’en reste. Je ne garantis pas l’authenticité :


La distribution des cartons terminés, notre chef auto-proclamé prit en bandoulière une grosse caisse qui l’attendait sur le trottoir, brandit une mailloche qui retomba sur la peau d’âne pour nous donner le tempo : Boum ! Boum ! Boumboum ! et c’est parti, drapeau tricolore en tête. J’abrège car pour moi ce fut court : Aubade devant la maison de la première conscrite : première rasade. Boum ! Boum ! C’est reparti. Deuxième conscrite : on trinque pour la deuxième fois. Etc. etc. Finalement, c’est moi qui ai trinqué ! et je ne sais comment je suis rentré… » (Souvenirs de Lucien Reuge, 15 juillet 2007).

© Cercle généalogique et historique d’Aubière - Extraits du Cahier n°3 : « Aubière, Musique, Théâtre et Chant choral », 2007

A lire aussi : Rapsodie pour clarinette

Suivez l'histoire et la généalogie d'Aubière sur :  http://www.chroniquesaubieroises.fr/
 
 

1 commentaire:

  1. Lucien Reuge nous a quitté cette semaine à l'âge de 98 ans.
    Nous saluons la mémoire qui s'est éteinte et nous avons une pensée pour sa famille.

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