Durant le mois d’août, et peut-être plus,
nous allons suivre un soldat aubiérois, jour après jour, grâce à ses carnets de
guerre. Il s’agit d’Eugène Martin (1886-1970).
Les carnets de guerre d’Eugène Martin ont
été retranscrits par Catherine Vidal-Chevalérias, petite-fille d’Eugène Martin,
avec l’autorisation de ses petits-enfants : Jean Roche, Annie Roche,
Françoise Courtadon, Jean-Pierre Fauve, Jacques Fauve et Jacqueline Actis.
Ils ont été publiés dans le numéro 66 de
Racines Aubiéroises, revue du cercle généalogique et historique d’Aubière, en
juin 2010.
- Les mots soulignés l’ont été par Eugène Martin ;
- Les photographies, transmises par la
famille d’Eugène Martin, sont signalées par la mention entre parenthèses :
Collection Eugène Martin.
- Nous avons complété les notes de bas de
page de la famille d’Eugène Martin, notamment pour signaler la situation
géographique des lieux.
- Les titres sont d’Eugène Martin, sauf
ceux en italiques qui ont été ajoutés par nous.
Campagne
d’Alsace suivie de la Campagne de France
25 août.
Le matin, nous nous levons de bien bonne
heure car il n’a pas fait chaud la nuit. Le matin nous faisons le café et un
peu de bouillon sur les lieux et nous attendons l’ordre de partir. Nous sommes
tout étonnés de reprendre la route de France, mais ce n’est pas la route de
Belfort. Nous allons dans les Vosges, disons-nous. Par une fantaisie du colonel
Dumouly, que j’avais connu commandant au 36ème, les servants feront
l’étape à pied sous un soleil ardent et une poussière étouffante. Mais nous
nous arrangeons entre nous pour monter de temps en temps sur la flèche du
caisson pendant que les autres deux surveillent.
Après une étape de 29 km, nous arrivons à
10 heures du soir à Giromagny (1), jolie petite ville dans les Vosges. Nous
formons le parc dans un champ derrière la caserne du 60ème. Nous
sommes tellement fatigués que nous n’avons pas le courage de préparer à manger.
Nous rentrons dans un café et là nous prenons un bout de pain, une boîte de
sardines, une bière et limonade, et nous allons à la recherche de notre
cantonnement qui est dans une salle d’une société de boys-scotts [sic] et, pour ma part, je ne suis pas
long à m’endormir.
26 août.
Quand nous sortons dehors au matin, il
pleut à verse, il faut pourtant chercher un endroit pour faire notre cuisine.
Nous allons au parc. Peut-être trouverons-nous une cuisine auprès de nos
caissons. En effet, l’ami Bertrand, qui est chargé de ce service, a la bonne
fortune de tomber dans un hôpital où les sœurs mettent tout leur matériel de
cuisine à notre disposition et font tout leur possible pour nous aider. Que de
soldats dans cette petite ville. Le groupe du 36ème, du 53ème,
le 305ème entier sont cantonnés ici : je vais pourtant me faire
raser, il faut profiter du coiffeur. Il pleut toute la journée. Nous allons
dans la soirée, avec Villeneuve, en quête d’un bol de lait et nous montons vers
une ferme assez haut sur la colline. Nous arrivons là, il n’y en a plus mais on
nous désigne une maisonnette un peu plus loin. Nous allons à regret car il va
pleuvoir ; il fait un temps sombre. Nous allons, il n’y a que du lait de
chèvre. Nous buvons tout de même, ces braves gens sont contents de nous faire
plaisir, le mari est aussi à la guerre. Tout ça, c’est bien beau, mais il faut
revenir au pays et, dame, il en tombe à torrent. Nous attendons un instant,
puis nous en prenons notre parti et, d’un galop à travers champ, nous
rejoignons nos camarades. Il n’y a plus qu’à se sécher et tout sera oublié.
Nous couchons ce soir dans un fenil à l’hôpital, après une petite visite en
ville.
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De Bernwiller à Giromagny (Carte Michelin) |
27 août.
Aujourd’hui, séjour à Giromagny. Je fais
des provisions de conserves, chocolat, serviette. Nous devons partir à 10 h du
soir pour aller embarquer à Belfort. C’est bien vrai, la décision du cycliste
que nous avions trouvé. Et beaucoup parlent à regret de n’avoir pas encore tiré
un coup de canon : « Nous
retournerons à Clermont avec nos caissons pleins. », disent-ils, d’un
air navré. À 9 heures, préparatifs de départ, et à 10 heures militaires, nous
partons. La route se poursuit au pas, mais bon train ; il ne fait pas
chaud. Après une heure ½ de marche, je m’endors sur l’épaule du Gros qui lui
aussi sommeille sur celle de son voisin.
Nous arrivons à Belfort à 12 heures ½. Il
se met à pleuvoir maintenant. Les caissons sont dételés sur le quai, ils
s’enchevêtrent entre les voitures. Un tombe entre un wagon et le quai. On le
retire comme on peut, à l’aide de cordes, et nous nous mettons à charger nos
caissons. Ça ne va pas. Les roues nous glissent entre les mains et, après
l’opération, nous sommes remplis de boue. Enfin, ça y est. Nous montons, comme
au départ des Gravanches, dans un wagon à bestiaux. On nous distribue du pain
et des boîtes de conserves pour deux jours. Nous allons, paraît-il, jusqu’à
Amiens.
28 août.
Le train s’ébranle à 4 heures du matin.
Nous passons à Besançon. Là, dans la caserne, les bleus de la classe 1914 déjà
rentrés font la manœuvre ; les artilleurs apprennent dans un champ voisin
de la ligne les premiers exercices du 75. Point d’arrêt nulle part. Dôle,
Dijon, Sens. Le parcours s’effectue très favorablement. Dans toutes les gares
où le train stoppe, les habitants sont enthousiastes. De partout, on nous
comble. Ici du pain et du chocolat, des cartes postales et crayons, du vin. Là,
des fruits, des friandises, du café. Ailleurs des œufs, du beurre, du lait.
Ceux qui sont au premier rang devant la portière font ample provision.
Nous arrivons à la nuit à Melun et nous
cherchons alors un petit coin dans le wagon où l’on puisse se reposer.
29 août.
Lorsque je mets le nez à la portière, nous
sommes déjà à Creil, grande gare, et, comme à Grey, il y a quantité de trains
militaires. Là, on fait boire les chevaux, et les hommes ont aussi leur quart
de jus. Après une heure d’arrêt, nous repartons. Clermont (Oise) 10 heures. Il
faut débarquer. Nous sommes étonnés mais les premiers employés que nous
trouvons nous expliquent ce débarquement prématuré. Les Allemands sont déjà aux
environs d’Amiens et on ne peut aller plus loin. Vite, nous descendons notre
matériel et sortons de la gare. Des bonnes gens sont là avec des seaux de cidre
où nous sommes contents de nous rafraîchir car il fait chaud. Enfin, nous
partons sur la route d’Amiens.
À une heure, grande halte avant d’arriver à
St Just en Chaussée. Nous mangeons une boîte de singe, nous faisons du café et,
à l’ombre d’un caisson, nous attendons les ordres. À 4 heures, départ pour
aller cantonner au Plessiers St Just (2) à 2 km où nous sommes logés dans une
grande ferme.
Campagne de France
La campagne d’Alsace est terminée, va
maintenant commencer celle de France.
30 août.
Ce matin, je suis de garde pour prévenir
les officiers en cas de départ. En effet à 11 heures, l’ordre arrive :
prêts dans une heure. Beaucoup de mes camarades ont lavé leur linge ;
vite, sec ou non, il faut le ramasser. On attèle. Et puis à l’ombre des
pommiers, qui sont à côté des caissons, nous sommeillons. Le capitaine nous
réunit et après nous avoir lu les prescriptions du général, nous explique de
quelle formation nous faisons maintenant partie :
« Jusqu’à
présent, dit-il, nous étions division
de réserve ; maintenant nous formons la 2ème division du 7ème
corps remplaçant la 13ème division qui est allée se reposer dans les
Vosges. Nous sommes maintenant de la 6ème armée, dénommée armée de
Paris, commandée par la général Maunoury (3). Il ne faut donc pas vous étonner ou vous effrayer si vous vous trouvez
en première ligne de feu, soit demain soit plus tard, et je compte sur vous
pour faire tout votre devoir. »
Enfin, à 5 heures du soir, nous partons.
Nous retournons à St Just en Chaussée (4), et puis nous suivons la grand’route
d’Amiens. Les aéroplanes sont nombreux et, de sur notre caisson, nous suivons
des yeux tous les mouvements de ces grands oiseaux de guerre. Nous quittons un
peu plus loin cette route pour un chemin et, après une heure de trot, nous
arrivons à la nuit au village de Wavignies (5) où nous cantonnons dans une
espèce de grange. Nous formons le parc en haut du village et, après avoir
dévoré une boîte de singe, nous allons nous coucher.
"...ces grands oiseaux de guerre..." |
31 août.
Alerte à 3 heures du matin. Il faut vite
atteler. Nous allons au parc et, sans prendre le temps de faire le jus, nous
nous apprêtons à partir. Nous sortons du parc et redescendons dans le village.
Nous restons là au moins 2 heures de temps à attendre. Enfin, nous partons. Le
305ème va partir aussi derrière nous. Sur la grand’route d’Amiens,
que nous traversons, un bataillon de cyclistes, quelques cuirassiers vont du
côté de Paris à fond de train. Et nous, au lieu de reprendre la route d’Amiens,
nous prenons une route à gauche. Nous voyons par les indications à chaque
village que nous revenons sur nos pas. Nous battons donc en retraite. Et, en
effet, nous traversons à une bonne allure beaucoup de petits villages que
désertent déjà les habitants. Des voitures, chargées de quelques meubles, le
meilleur mobilier de la maison, sont là, attendant le voiturier. À notre
passage, les bonnes gens sont devant leur maison un seau de cidre ou d’eau et
nous présentent un verre plein que nous buvons en marchant et remettons à une
autre personne qui les attend un peu plus loin.
Il fait une chaleur tropicale. Sur la
route, les fantassins du 292ème ont abandonné leur sac après avoir
mis leur nom dessus. Une voiture réquisitionnée les prendra pour les emmener.
Plus loin, ce sont les hommes qui abandonnent la colonne et restent en arrière.
Ces pauvres fantassins paraissent bien fatigués et un moment le lieutenant
Ronan nous fait descendre de voiture pour faire monter quelques pioupious. Mais
ils en abusent, bientôt ce n’est plus 3 servants qui sont sur les coffres, mais
une quinzaine installés plus ou moins sur l’arrière-train, si bien que le
lieutenant les fait redescendre et nous reprenons notre place avec plaisir
malgré notre pitié pour ces troupiers.
Sur les 11 heures, nous faisons la grande
halte sur la route. Et pas un arbre pour nous mettre à l’ombre. Nous mangeons
une autre boîte de vieux singe que nous avons conservée comme réserve, en plein
soleil. On va faire boire les chevaux au village tout proche et on repart à 2
heures de l’après-midi. Nous marchons toute l’après-midi et sur toute la route
les fantassins sont couchés sous les arbres. Pourtant, à 7 heures, nous arrivons
à la Rue-St-Pierre (6). À la rentrée du village, je rencontre mes amis Roche et
Chossidon qui eux sont arrivés au bout de l’étape avec la moitié à peu près du
régiment. Ils sont tout de même bien fatigués. On forme le parc dans un champ
de peupliers. En arrivant, Arnaud va trouver une place favorable pour faire la
cuisine et préparer la soupe, pendant que nous autres plaçons les cordes et
allons à la distribution. Nous mangeons avec appétit et nous allons nous
coucher dans une grange et je m’endors profondément.
Notes :
(1) – Giromagny
(Territoire de Belfort), au nord de Belfort.
(2) – Plessiers
Saint Just (Oise).
(3) – Maunoury :
Maréchal de France (1847-1923).
(4) – Saint-Just-en-Chaussée,
dans l’Oise, au sud d’Amiens.
(5) – Wavignies,
à environ 8 kms au nord-ouest de Saint-Just-en Chaussée.
(6) – A
l’ouest de Beauvais.
©
- Cercle généalogique et historique d’Aubière
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