Durant le mois d’août, et peut-être plus,
nous allons suivre un soldat aubiérois, jour après jour, grâce à ses carnets de
guerre. Il s’agit d’Eugène Martin (1886-1970).
Les carnets de guerre d’Eugène Martin ont
été retranscrits par Catherine Vidal-Chevalérias, petite-fille d’Eugène Martin,
avec l’autorisation de ses petits-enfants : Jean Roche, Annie Roche,
Françoise Courtadon, Jean-Pierre Fauve, Jacques Fauve et Jacqueline Actis.
Ils ont été publiés dans le numéro 66 de
Racines Aubiéroises, revue du cercle généalogique et historique d’Aubière, en
juin 2010.
- Les mots soulignés l’ont été par Eugène Martin ;
- Les photographies, transmises par la
famille d’Eugène Martin, sont signalées par la mention entre parenthèses :
Collection Eugène Martin.
- Nous avons complété les notes de bas de
page de la famille d’Eugène Martin, notamment pour signaler la situation
géographique des lieux.
- Les titres sont d’Eugène Martin, sauf
ceux en italiques qui ont été ajoutés par nous.
Campagne d'Alsace (suite)
17 août.
Nous partons de Chenebier à 5 heures du
matin. Il pleut, et dans ce pré, défoncé par les roues et détrempé par la
pluie, ça ne va pas tout seul. Enfin, nous voilà sur la route ! Nous
suivons longtemps une ligne de chemin de fer et puis revenons sur la route de
Belfort. La côte arrive. Nous voilà à Belfort, que nous laissons à droite. À la
sortie de la ville, un parc de bêtes à cornes. Des milliers de bœufs ou vaches
sont là dans un enclos pour fournir une bonne nourriture à nos troupes.
À 11 heures, nous arrivons à La Rivière
(1) et nous formons le parc en haut du village, dans un pré derrière les
maisons. Nous faisons la cuisine à côté du parc. La grange, où nous sommes
cantonnés, est à côté.
Cliquer sur la carte pour l'agrandir
Larivière,
au nord de Fontaine (Carte Michelin) |
18 août.
Nous partons à 7 heures du matin. Nous
passons à Lachapelle (2), dernière commune française sur la route, nous passons
la frontière sans nous en apercevoir, car il n’y a plus de poteau-frontière, il
est arraché. Là, c’est un petit ruisseau qui trace la limite. Là, nous voyons
la première tombe de soldat français, on voit la terre remuée fraîchement et
au-dessus une petite croix portant le nom du mort.
On arrive dans un petit village à 4
kilomètres de la frontière. Toutes les indications sont maintenant en allemand.
Là, nous arrêtons notre voiture juste devant la première maison du village. Un
vieillard est entre les portes, il a fait la campagne de 1870. Aussi, il est
heureux de nous voir par là et il se plaint de ce qu’ils ont souffert depuis 44
ans. Nous restons là, sur la route, jusqu’à 6 heures du soir, et alors nous
rentrons de nouveau à La Rivière où nous cantonnerons au même endroit
que la veille. Nous arrivons à la nuit ; il faut faire la cuisine, et nous
nous couchons très tard, après avoir fait le jus pour le lendemain.
19 août.
Nous partons de La Rivière à 6 heures du
matin et reprenons la route d’Alsace. Mais aujourd’hui, nous rentrons à 16
kilomètres au-delà de la frontière, nous traversons un bois, puis allons former
le parc en haut du village de Bernwiller (3). Très peu d’habitants comprennent
le français, et je crois qu’ils cherchent plutôt à se cacher qu’à se montrer
autant enthousiastes que voulaient bien le dire les journaux. Et cela se
comprend car s’il y a encore quelques vieux qui sont restés français de cœur,
ils ont tous maintenant quelqu’un de leur famille à la guerre et nous allons,
nous, les combattre, peut-être les tuer.
Toute la journée, le canon tonne au loin,
c’est bien la guerre cette fois. L’après-midi, le 305ème
d’Infanterie nous rejoint dans le pré. Et la volaille a bon temps par là. Les
piétons se jettent sur les poules et canards de la ferme et se les approprient
à l’insu du propriétaire. Les plumes jonchent le sol. Notre curiosité est
attirée par la présence dans le village de deux uhlans (4) faits prisonniers.
Enfin, à 7 heures du soir, on va partir.
Dans la rue, le général Pau (5) converse avec d’autres généraux et réconforte
par des paroles d’encouragement des bandes de fantassins du 293ème
qui reviennent du champ de bataille très déprimés et abattus. « Notre bataillon a bien souffert,
disent-ils, et sans notre artillerie,
nous étions tous perdus. » Les Français ont repris Mulhouse, pour la
deuxième fois, mais avec beaucoup de pertes qu’ont subies particulièrement le
280ème et le 293ème.
Nous partons à la nuit et allons bivouaquer
dans un champ d’avoine après avoir suivi des chemins impraticables, et pour
suivre nos voitures, nous étions obligés de tenir l’arrière du caisson, tant
c’était noir. Nous traversons un petit ruisseau ; là, nous rencontrons un
soldat du 292ème qui a perdu son régiment, et le pauvre diable est
tombé dans le ruisseau. Comment le renseigner ? Ce n’est pas facile.
Enfin, nous voilà arrivés, on ne dételle pas, on attache seulement les chevaux
de devant de chaque voiture. Nous n’avons rien mangé depuis 10 heures, mais ce
soir le ravitaillement nous a oubliés. Je mange un morceau de pain qu’il me
reste encore, avec un bout de chocolat, et je m’étends derrière notre caisson
avec Arnaud et Martin, sur un peu de paille, que nous sommes allés chercher
dans le champ voisin. Nous n’avons pas chaud cette nuit. Et pourtant, je dors
profondément : les journées sont si longues et je suis fatigué de monter
ou descendre de voiture.
20 août.
Nous ne sommes pas en retard pour nous
lever ce matin. Nous partons à 5 heures du matin. Nous revenons à Bernwiller
toucher nos vivres. Nous passons dans un champ de blé, en dehors du pays, où
l’on met la moisson sous les pieds. On prend les vivres. Juste le temps de
mettre le tout dans les sacs st puis nous repartons sur la route de Mulhouse.
« Ça y est, disons-nous, nous allons à Mulhouse cette fois. »
On s’arrête à 9 kilomètres de la ville, derrière une forêt. Les pièces vont
prendre une position de batterie en avant dans le bois. Pourtant, nous faisons
cuire notre viande, un plat de patates, du café et enfin, après vingt-quatre
heures d’abstinence, nous faisons un bon repas.
À 4 heures, le restant du 280ème
régiment d’Infanterie revient de Dornach (6) où a eu lieu la grande bataille de
la veille. Il n’y a plus d’officiers, tous sont restés là-bas. C’est le début
de la guerre, et comme ils se tiennent en avant de leurs troupes et font
charger souvent à la baïonnette, ils attirent particulièrement l’attention de
l’ennemi. Les ordonnances ramènent les chevaux par la bride, et cette arrivée
de pauvres soldats fait un effet impressionnant. Beaucoup rapportent des
souvenirs ; les uns des casques, les autres des sacs dont l’enveloppe est
en peau de veau ou de chèvre recouverte de poils roux.
À 5 heures, on reçoit l’ordre de partir et
nous reprenons la route de Bernwiller où nous allons cantonner dans une grange.
Nous formons le parc dans le pré derrière les habitations.
21 août.
Aujourd’hui, dans la matinée, il y a repos,
nous allons nous nettoyer et nous profitons de ce repos pour nous préparer un
bon repas : soupe, bœuf, haricots. Après la soupe, on nous annonce notre
départ pour 1 heure. Nous faisons usage du brancard pour la première fois pour
aller porter à l’ambulance un conducteur auquel un cheval avait cassé la jambe.
À 1 heure, nous partons. Nous suivons une
route qui était bordée avant la guerre de gros cerisiers qui maintenant gisent
par terre, coupés par le génie pour former des obstacles. À 4 heures, nous
arrivons à Kierderburfault [?].
Le parc est formé entre des rangées de pruniers couverts de fruits. Nous
restons là jusqu’à la nuit. Le 298ème, le 292ème où je
rencontre Bourcheix, mes camarades Roche et Chossidon que je n’avais vus depuis
mon départ. Pendant la soirée, les pruniers sont secoués de belle façon, on en
abime beaucoup. Nous allons cantonner dans une grange derrière les vergers qui
sont à côté du parc.
22 août.
Nous ne nous levons pas de très bonne
heure. Nous faisons la cuisine dans une grande marmite qu’a mis à notre
disposition le maître de maison, qui comprend et parle bien le français. Dans
ce village, les Allemands, avant de se retirer, ont pillé deux maisons
qu’habitaient deux familles réputées pour être restées fidèles à la France. Le désordre,
qu’il y a dedans, est impossible à décrire. Tous les meubles sont vidés, le
linge est pêle-mêle sur les planchers.
Les maisons en Alsace ont un aspect
particulier. Elles se composent à quelques rares exceptions près, d’un
rez-de-chaussée et grenier, sont construites en terre pétrie, le toit des
granges dépasse d’1m50 la muraille et la porte de devant. Tous les chevaux sont
attachés là-dessous. Nous recouchons dans le même cantonnement, après avoir bu
un bol de lait dans une maison voisine.
23 août.
Aujourd’hui dimanche, le capitaine nous
réunit le matin, nous félicite de notre bonne tenue et nous prévient que nous
sommes libres. Ceux qui veulent aller à la messe peuvent y aller. Pour moi,
cette invitation n’a pas d’importance et je vais surveiller la cuisine pendant
que beaucoup de nos camarades vont à l’office, ou par curiosité, ou par
dévotion. Nous mangeons la soupe à 10 heures. À 1 heure, nous partons.
Pour ? On n’en sait rien. Pourtant, des cyclistes de la division
prétendent savoir sûrement que nous retournons embarquer à Belfort, ce qui nous
étonne fortement. En route, nous rencontrons de nouveau le 292ème et
je suis heureux de revoir mes bons amis Roche et Chossidon. Et en effet, nous
prenons la grand’route de Mulhouse à Belfort, que nous quittons bientôt, pour
aller cantonner à Breten (7), où nous arrivons à 6 heures du soir. On forme le
parc dans un champ de sainfoin où les chevaux ont peine à monter. Nous allons
toucher nos vivres, mais n’avons pas la force de les préparer ; ce sera
pour demain. Nous allons nous coucher dans une grange près d’un cabaret où les
officiers sont logés et où ils profitent de la présence de quelques aimables
jeunesses pour s’amuser un peu. Quelle vie ! Toute la nuit, ce sont des
cris de joie et de gaité, jusqu’au vieux père Cohade, capitaine de la 23ème
batterie, qui, malgré son âge avancé, ne cède en rien sa place. Et il nous
prête à rire au moment où nous le surprenons embrassant la plus jolie.
24 août.
Aujourd’hui, il y a repos le matin ;
nous préparons un bon déjeuner au-dessus du parc. Puis, il y a promenade des
chevaux pour les conducteurs. A-t-on idée de cela en guerre ? Et qu’un
ordre arrive immédiatement pour partir. Où prendre et les chevaux et les
conducteurs ? C’est justement ce qui arrive. Sont-ils à peine rentrés que
nous devons être prêts à partir dans une heure. À 6 heures, nous partons. Nous
revenons sur nos pas et venons bivouaquer tout près de Kierderzulbach [?] qui est à 3 km de la grand’route de
Belfort. Nous formons le parc dans un champ d’avoine à la nuit et puis il faut
coucher à côté du caisson. Il y a là deux gros moyeux. Vite, nous transportons
de la paille dessous, et avec le Gros, Bertrand, nous nous couchons là. Le
feuillage de l’arbre nous abritera contre la rosée car il fait un clair de lune
superbe.
Notes :
(1) – Il
s’agit de Larivière, village au nord-est de Belfort.
(2) – Au
nord de Larivière.
(3) – Bernwiller,
Haut-Rhin, au sud-ouest de Mulhouse.
(4) – Uhlan :
soldat de la cavalerie légère de l’armée allemande.
(5) – Pau :
général français (1848-1932)
(6) – Faubourg
de Mulhouse, au sud-ouest.
(7) – Bretten,
dans le Haut-Rhin, près de Lachapelle.
©
- Cercle généalogique et historique d’Aubière
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