Durant le mois d’août, et peut-être plus,
nous allons suivre un soldat aubiérois, jour après jour, grâce à ses carnets de
guerre. Il s’agit d’Eugène Martin (1886-1970).
Les carnets de guerre d’Eugène Martin ont
été retranscrits par Catherine Vidal-Chevalérias, petite-fille d’Eugène Martin,
avec l’autorisation de ses petits-enfants : Jean Roche, Annie Roche,
Françoise Courtadon, Jean-Pierre Fauve, Jacques Fauve et Jacqueline Actis.
Ils ont été publiés dans le numéro 66 de
Racines Aubiéroises, revue du cercle généalogique et historique d’Aubière, en
juin 2010.
- Les mots soulignés l’ont été par Eugène Martin ;
- Les photographies, transmises par la
famille d’Eugène Martin, sont signalées par la mention entre parenthèses :
Collection Eugène Martin.
- Nous avons complété les notes de bas de
page de la famille d’Eugène Martin, notamment pour signaler la situation
géographique des lieux.
- Les titres sont d’Eugène Martin, sauf
ceux en italiques qui ont été ajoutés par nous.
Eugène Martin, brancardier en 1914 (Collection Eugène Martin) |
12 août.
Départ. Après un dernier Au revoir à ma
femme, mes parents, après un dernier regard aux fillettes qui dorment encore et
de silencieux baisers à tous, je quitte la maison un peu vite pour dissimuler
une émotion que je ne peux contenir, et je me rends pour la dernière fois à
Pérignat. Y reviendrai-je dans ce beau pays d’Aubière ? Je pars avec cet
espoir.
"Y reviendrai-je dans ce beau pays d'Aubière. Je pars avec cet espoir" (Extrait des carnets d'Eugène Martin) |
Le matin, une autre manœuvre sur la route
et nous rentrons au parc à 8 heures, les caissons tout chargés, nos sacs placés
prêts à partir. L’ordre de départ est pour midi. Nous, les brancardiers, sommes
affectés à la 7ème pièce avec comme logis (1) Parpaleix, de
Montaigut, et comme brigadier, Dubouchet. Les servants de la 2ème
voiture sont Gardien, Villeneuve, de Chantelle, et Bertrand. Je suis à la 2ème
voiture, en compagnie du Gros Martin et d’Arnaud, le 4ème
brancardier, un bien bon garçon et toujours joyeux.
La batterie se compose de 9 pièces : 5
pièces de tir et 3 qui forment l’échelon de combat qu’approvisionnent les
sections de munitions. La 9ème pièce est formée du train
régimentaire chargé de l’approvisionnement. Le service médical se compose d’un
médecin chef, M. Baudoin, d’un médecin auxiliaire, M. Nicolas, et de un infirmier et quatre brancardiers par batterie,
comme brigadier un brigadier-brancardier, Rondet, qui lui s’occupe plutôt de la
cuisine des officiers que de soigner les malades. Comme brancardiers à la 22ème
batterie : Roux, Mourlon, Brudin, Rougeyron, tous anciens collègues du
régiment, à la 23ème, Dubuisson, infirmier, Chandelon, Lachaud,
Jaillard, Magnet, brancardiers, ce dernier également ancien musicien classe 07.
Comme commandant le groupe que nous formons, le commandant Touties, que j’avais
connu en faisant mon service militaire. Le groupe du 16ème est le 1er
groupe de l’artillerie de la 63ème division de réserve.
Le 2ème groupe est formé par le
36ème et le 3ème par le 53ème.
On part de Pérignat, à 12 heures
exactement, par un beau temps superbe, une chaleur torride. Premier incident de
voyage : mon bidon, que j’avais emporté plein de café pour la route, se
vide à ma première descente de voiture pour fermer le frein. Quand je m’en
aperçois, il est trop tard ; il faudra me résoudre à le remplacer par de
l’eau. Nous suivons la route d’Issoire puis prenons la route d’Herbet. Un
dernier regard au pays en passant. Nous arrivons aux Gravanches à 1 heure et
tout de suite nous allons embarquer notre matériel. Les wagons sont là, tout
prêts à être chargés. Allez ! En chemise et oust ! En une heure ½,
tous nos caissons sont alignés et fixés sur les voitures et on attend l’heure
du départ en allant à la cantine boire quelques bières à la dérobée.
À 3 heures ½, rassemblement. Le capitaine
nous fait d’abord des compliments pour la façon merveilleuse avec laquelle nous
avons embarqué. Nous prenons place dans un wagon à bestiaux, la 7ème
et la 8ème pièce ensemble, et à 4 heure 15, le train s’ébranle.
Partout, le long de la voie, près des gares, des hommes en armes, vieux
territoriaux (2) qui n’ont encore de militaire que la coiffure et les armes,
montent la garde. Dans les champs voisins de la ligne, les paysans et paysannes
qui moissonnent agitent leur mouchoir et, de la main, nous souhaitent bon
voyage. Souhaits auxquels répondent nos acclamations et un cycliste
[Laye ?] un peu noir ne cesse de répéter en criant de toutes ses
forces : à Berlin ! À Berlin ! Dans toutes les gares, la foule
est fiévreuse et nous acclame au passage. À Saint-Germain, à Moulins notamment,
nombre considérable de voyageurs sont massés sur le quai et très enthousiastes.
À Paray-le-Monial, on nous distribue du
café, des boissons, des médailles et espèces de scapulaires que beaucoup
garderont toute la campagne pour les protéger. Dans la nuit, dans plusieurs
gares, même distribution. Au matin, dans une gare où l’on a aménagé des
réservoirs d’eau, on fait boire les chevaux. On nous distribue le café et on
reprend la route pour Grey, disent les uns, Belfort, disent les autres. Enfin,
on arrive à Grey. Combien il y a ici de machines locomotives sous pression
prêtes à partir ? Je ne saurais le dire. Jamais je n’en avais vu autant.
Sur le devant de la locomotive, des petits drapeaux en trophée. De partout, des
inscriptions écrites à la craie : à Berlin ! Mort au kaiser !
Train de plaisir pour Berlin ! Sur d’autres, une tête de cochon coiffée du
casque impérial et beaucoup d’épithètes à l’adresse de Guillaume.
Nous stoppons à peu près une heure à la
sortie de la gare de Grey. Les habitants du faubourg nous apportent des seaux
d’eau pour remplir nos bidons, des enfants nous envoient des bouquets que nous
mettons à la portière du wagon. Enfin, le train se remet en marche, ce n’est
pas à Grey que nous allons débarquer.
À 1 heure, nous arrivons à Vesoul. C’est
ici que nous nous arrêtons. En arrivant, on nous apprend qu’un aéroplane
allemand a jeté 2 bombes sur la gare, il y a à peu près une demi heure. C’est
la guerre. Il fait une chaleur torride et pour débarquer nous mouillons encore
la chemise. Enfin, ça y est ! Les voitures s’alignent à la sortie de la
gare et à 3 heures, nous partons de Vesoul. Nous traversons la ville et prenons
la route de Belfort. Nous sommes fatigués, les chevaux aussi. À chaque arrêt,
nous nous étendons sous les arbres. Le temps nous paraît long et nous tardons
d’arriver au cantonnement. Nous traversons plusieurs villages sans nous
arrêter. On va, paraît-il, à 20 kilomètres.
Cliquer sur la carte pour l'agrandir
Pomoy, à l’extrême gauche de la carte |
Enfin, on arrive à Pomoy (3) à 5 heures du
soir. On forme le parc (4) à l’entrée du village, et, pendant que les
conducteurs soignent leurs chevaux, les servants, nous allons préparer le
repas. Pour la 1ère fois, nous allons employer la marmite du campement
pour faire la soupe. Pour le 1er repas, Arnaud est cuisinier en
chef, assisté du Gros Martin. Vite, ils nous font un potage condensé et frire
quelques boîtes de singe (5). Après, nous cherchons vainement à nous caser dans
quelque débit ; inutile, il n’y a déjà aucune consommation. Et puis nous
allons nous reposer dans le cantonnement qui nous est assigné : une grange
remplie de foin où vont loger la 6ème et 7ème pièce. Je
dors bien, ma foi, jusqu’au grand jour.
14 août.
Aujourd’hui, nous allons séjourner ici. Les
conducteurs nettoient leur harnachement, font du pansage. Moi, j’aide à la
cuisine et j’écris une longue lettre à ma famille pour leur faire part de mon
bon voyage. Dans la journée, arrivent les 22ème et 23ème
batteries, le groupe du 36ème et celui du 53ème, où j’ai
le plaisir de rencontrer Cibert, la clarinette. La journée se passe
tranquillement et nous allons nous coucher au même cantonnement.
15 août.
À 3 heures du matin, on nous appelle. Vite,
dans une heure, nous partons. Nous croyons à quelque alerte, à quelque surprise
des Allemands. Les conducteurs attellent et à 4 heures nous sommes prêts à
partir. Oui, nous sommes prêts, mais nous ne partons pas encore.
À 5 heures pourtant, la colonne se met en
marche sur la route de Belfort. Sur cette route, quel mouvement ! De
grandes files d’autobus, des automobiles d’excursion des environs de Lyon, les
grands omnibus parisiens, toutes ces voitures transformées et ornées de la
Croix rouge nous barrent la route à tout moment, transportant des blessés et
d’autres des provisions. On devine que plus loin, la guerre a fait ses
premières victimes. Enfin, après bien des arrêts, nous arrivons au village de La
Côte (6). Un orage nous surprend à quelques kilomètres du pays. Des uns
veulent absolument comprendre le son du canon à travers les grondements du
tonnerre, mais en arrivant on ne s’y trompe plus, car le ciel a ouvert ses
écluses et nous recevons une douche soignée. Nous formons le parc sous une
averse en règle et après avoir donné l’avoine aux chevaux, nous allons en quête
d’un cantonnement. Nous changeons nos vêtements mouillés et faisons sécher nos
capotes dans une grange où nous devons coucher cette nuit. Un habitant met sa
grande marmite à notre disposition pour faire la cuisine. Le 305ème
est cantonné également ici : je rencontre Allègres et Benoit de Beaumont.
16 août.
Comme hier, on nous réveille à 3 heures du
matin. On se prépare dans la nuit, et tout cela pour partir à 5 heures du
matin, après avoir pataugé dans la boue à notre aise. Nous reprenons la route
de Belfort. Aujourd’hui, nous commençons à nous apercevoir que nous ne serons
pas seuls à la guerre. Voici d’abord le 238ème, puis le 216ème.
Une voiture du 216ème est arrêtée sur le bord de la route, le
conducteur, malgré des efforts désespérés, n’arrive plus à faire marcher ses
chevaux. À côté de lui, un cycliste, fantassin également, l’engueule à tue
tête : « Est-ce bête un
fantassin ! Fausse couche ! Maladroit ! », crie-t-il.
Finalement, le cycliste monte sur le siège après avoir invité le conducteur à
lui céder la place. Oh ! Alors ça ne va plus du tout : les chevaux se
cabrent, lui s’impatiente, les coups de fouet redoublent de violence, et si nous
rions dame. Alors, tout ahuri, le pauvre cycliste reprend sa bécane et part
précipitamment pour éviter nos quolibets. Et d’où venait tout le mal ? Les
brides étaient mal placées et, quand il tirait dessus, les deux chevaux
s’embrassaient.
Un peu plus loin, en passant à côté d’un
champ de pommes de terre, l’ami Arnaud descend prestement de voiture et, sans
chercher d’autres outils plus en usage pour l’arrachage de ces tubercules, se
sert avec ardeur de son sabre baïonnette pour retirer quelques pommes et en faire
une petite provision. Ah oui, mais le capitaine Dutour, commandant la 22ème
batterie, qui l’a aperçu, s’élance furieux sur lui et lui promet d’un ton
menaçant une comparution en conseil de guerre. Le silence de ce brave Arnaud,
en écoutant une pareille punition, est impressionnant, et il regagne notre voiture
d’un air moins jovial.
Enfin, sur les 11 heures, nous arrivons à
Chenebier (7) ; nous formons le parc dans un pré en pente où nos caissons
s’enfoncent jusqu’au moyeu. Nous sommes cantonnés dans une grange et la
propriétaire met à notre disposition ses marmites pour faire notre cuisine.
Notes :
(1) – Logis :
Maréchal des logis, sous-officier.
(2) – Territoriaux :
Français au sortir de la réserve de l’armée active.
(3) – Pomoy
(Haute-Saône), entre Vesoul et Lure.
(4) – Parc :
emplacement où sont rassemblés les véhicules et pièces d’artillerie, l’ensemble
de la batterie.
(5) – Singe :
bœuf en conserve.
(6) – À
l’est de Lure.
(7) – En
Haute-Saône, entre Lure et Belfort.
©
- Cercle généalogique et historique d’Aubière
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire