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mardi 12 août 2014

1914 : une semaine avec un poilu aubiérois_02



Durant le mois d’août, et peut-être plus, nous allons suivre un soldat aubiérois, jour après jour, grâce à ses carnets de guerre. Il s’agit d’Eugène Martin (1886-1970).

Les carnets de guerre d’Eugène Martin ont été retranscrits par Catherine Vidal-Chevalérias, petite-fille d’Eugène Martin, avec l’autorisation de ses petits-enfants : Jean Roche, Annie Roche, Françoise Courtadon, Jean-Pierre Fauve, Jacques Fauve et Jacqueline Actis.
Ils ont été publiés dans le numéro 66 de Racines Aubiéroises, revue du cercle généalogique et historique d’Aubière, en juin 2010.
- Les mots soulignés l’ont été par Eugène Martin ;
- Les photographies, transmises par la famille d’Eugène Martin, sont signalées par la mention entre parenthèses : Collection Eugène Martin.
- Nous avons complété les notes de bas de page de la famille d’Eugène Martin, notamment pour signaler la situation géographique des lieux.
- Les titres sont d’Eugène Martin, sauf ceux en italiques qui ont été ajoutés par nous.

Eugène Martin, brancardier en 1914
(Collection Eugène Martin)

12 août.
Départ. Après un dernier Au revoir à ma femme, mes parents, après un dernier regard aux fillettes qui dorment encore et de silencieux baisers à tous, je quitte la maison un peu vite pour dissimuler une émotion que je ne peux contenir, et je me rends pour la dernière fois à Pérignat. Y reviendrai-je dans ce beau pays d’Aubière ? Je pars avec cet espoir.

"Y reviendrai-je dans ce beau pays d'Aubière. Je pars avec cet espoir"
(Extrait des carnets d'Eugène Martin)

Le matin, une autre manœuvre sur la route et nous rentrons au parc à 8 heures, les caissons tout chargés, nos sacs placés prêts à partir. L’ordre de départ est pour midi. Nous, les brancardiers, sommes affectés à la 7ème pièce avec comme logis (1) Parpaleix, de Montaigut, et comme brigadier, Dubouchet. Les servants de la 2ème voiture sont Gardien, Villeneuve, de Chantelle, et Bertrand. Je suis à la 2ème voiture, en compagnie du Gros Martin et d’Arnaud, le 4ème brancardier, un bien bon garçon et toujours joyeux.
La batterie se compose de 9 pièces : 5 pièces de tir et 3 qui forment l’échelon de combat qu’approvisionnent les sections de munitions. La 9ème pièce est formée du train régimentaire chargé de l’approvisionnement. Le service médical se compose d’un médecin chef, M. Baudoin, d’un médecin auxiliaire, M. Nicolas, et de  un infirmier et quatre brancardiers par batterie, comme brigadier un brigadier-brancardier, Rondet, qui lui s’occupe plutôt de la cuisine des officiers que de soigner les malades. Comme brancardiers à la 22ème batterie : Roux, Mourlon, Brudin, Rougeyron, tous anciens collègues du régiment, à la 23ème, Dubuisson, infirmier, Chandelon, Lachaud, Jaillard, Magnet, brancardiers, ce dernier également ancien musicien classe 07. Comme commandant le groupe que nous formons, le commandant Touties, que j’avais connu en faisant mon service militaire. Le groupe du 16ème est le 1er groupe de l’artillerie de la 63ème division de réserve.
Le 2ème groupe est formé par le 36ème et le 3ème par le 53ème.


On part de Pérignat, à 12 heures exactement, par un beau temps superbe, une chaleur torride. Premier incident de voyage : mon bidon, que j’avais emporté plein de café pour la route, se vide à ma première descente de voiture pour fermer le frein. Quand je m’en aperçois, il est trop tard ; il faudra me résoudre à le remplacer par de l’eau. Nous suivons la route d’Issoire puis prenons la route d’Herbet. Un dernier regard au pays en passant. Nous arrivons aux Gravanches à 1 heure et tout de suite nous allons embarquer notre matériel. Les wagons sont là, tout prêts à être chargés. Allez ! En chemise et oust ! En une heure ½, tous nos caissons sont alignés et fixés sur les voitures et on attend l’heure du départ en allant à la cantine boire quelques bières à la dérobée.
À 3 heures ½, rassemblement. Le capitaine nous fait d’abord des compliments pour la façon merveilleuse avec laquelle nous avons embarqué. Nous prenons place dans un wagon à bestiaux, la 7ème et la 8ème pièce ensemble, et à 4 heure 15, le train s’ébranle. Partout, le long de la voie, près des gares, des hommes en armes, vieux territoriaux (2) qui n’ont encore de militaire que la coiffure et les armes, montent la garde. Dans les champs voisins de la ligne, les paysans et paysannes qui moissonnent agitent leur mouchoir et, de la main, nous souhaitent bon voyage. Souhaits auxquels répondent nos acclamations et un cycliste [Laye ?] un peu noir ne cesse de répéter en criant de toutes ses forces : à Berlin ! À Berlin ! Dans toutes les gares, la foule est fiévreuse et nous acclame au passage. À Saint-Germain, à Moulins notamment, nombre considérable de voyageurs sont massés sur le quai et très enthousiastes.
À Paray-le-Monial, on nous distribue du café, des boissons, des médailles et espèces de scapulaires que beaucoup garderont toute la campagne pour les protéger. Dans la nuit, dans plusieurs gares, même distribution. Au matin, dans une gare où l’on a aménagé des réservoirs d’eau, on fait boire les chevaux. On nous distribue le café et on reprend la route pour Grey, disent les uns, Belfort, disent les autres. Enfin, on arrive à Grey. Combien il y a ici de machines locomotives sous pression prêtes à partir ? Je ne saurais le dire. Jamais je n’en avais vu autant. Sur le devant de la locomotive, des petits drapeaux en trophée. De partout, des inscriptions écrites à la craie : à Berlin ! Mort au kaiser ! Train de plaisir pour Berlin ! Sur d’autres, une tête de cochon coiffée du casque impérial et beaucoup d’épithètes à l’adresse de Guillaume.
Nous stoppons à peu près une heure à la sortie de la gare de Grey. Les habitants du faubourg nous apportent des seaux d’eau pour remplir nos bidons, des enfants nous envoient des bouquets que nous mettons à la portière du wagon. Enfin, le train se remet en marche, ce n’est pas à Grey que nous allons débarquer.

À 1 heure, nous arrivons à Vesoul. C’est ici que nous nous arrêtons. En arrivant, on nous apprend qu’un aéroplane allemand a jeté 2 bombes sur la gare, il y a à peu près une demi heure. C’est la guerre. Il fait une chaleur torride et pour débarquer nous mouillons encore la chemise. Enfin, ça y est ! Les voitures s’alignent à la sortie de la gare et à 3 heures, nous partons de Vesoul. Nous traversons la ville et prenons la route de Belfort. Nous sommes fatigués, les chevaux aussi. À chaque arrêt, nous nous étendons sous les arbres. Le temps nous paraît long et nous tardons d’arriver au cantonnement. Nous traversons plusieurs villages sans nous arrêter. On va, paraît-il, à 20 kilomètres.

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Pomoy, à l’extrême gauche de la carte

Enfin, on arrive à Pomoy (3) à 5 heures du soir. On forme le parc (4) à l’entrée du village, et, pendant que les conducteurs soignent leurs chevaux, les servants, nous allons préparer le repas. Pour la 1ère fois, nous allons employer la marmite du campement pour faire la soupe. Pour le 1er repas, Arnaud est cuisinier en chef, assisté du Gros Martin. Vite, ils nous font un potage condensé et frire quelques boîtes de singe (5). Après, nous cherchons vainement à nous caser dans quelque débit ; inutile, il n’y a déjà aucune consommation. Et puis nous allons nous reposer dans le cantonnement qui nous est assigné : une grange remplie de foin où vont loger la 6ème et 7ème pièce. Je dors bien, ma foi, jusqu’au grand jour.

14 août.
Aujourd’hui, nous allons séjourner ici. Les conducteurs nettoient leur harnachement, font du pansage. Moi, j’aide à la cuisine et j’écris une longue lettre à ma famille pour leur faire part de mon bon voyage. Dans la journée, arrivent les 22ème et 23ème batteries, le groupe du 36ème et celui du 53ème, où j’ai le plaisir de rencontrer Cibert, la clarinette. La journée se passe tranquillement et nous allons nous coucher au même cantonnement.



15 août.
À 3 heures du matin, on nous appelle. Vite, dans une heure, nous partons. Nous croyons à quelque alerte, à quelque surprise des Allemands. Les conducteurs attellent et à 4 heures nous sommes prêts à partir. Oui, nous sommes prêts, mais nous ne partons pas encore.
À 5 heures pourtant, la colonne se met en marche sur la route de Belfort. Sur cette route, quel mouvement ! De grandes files d’autobus, des automobiles d’excursion des environs de Lyon, les grands omnibus parisiens, toutes ces voitures transformées et ornées de la Croix rouge nous barrent la route à tout moment, transportant des blessés et d’autres des provisions. On devine que plus loin, la guerre a fait ses premières victimes. Enfin, après bien des arrêts, nous arrivons au village de La Côte (6). Un orage nous surprend à quelques kilomètres du pays. Des uns veulent absolument comprendre le son du canon à travers les grondements du tonnerre, mais en arrivant on ne s’y trompe plus, car le ciel a ouvert ses écluses et nous recevons une douche soignée. Nous formons le parc sous une averse en règle et après avoir donné l’avoine aux chevaux, nous allons en quête d’un cantonnement. Nous changeons nos vêtements mouillés et faisons sécher nos capotes dans une grange où nous devons coucher cette nuit. Un habitant met sa grande marmite à notre disposition pour faire la cuisine. Le 305ème est cantonné également ici : je rencontre Allègres et Benoit de Beaumont.

16 août.
Comme hier, on nous réveille à 3 heures du matin. On se prépare dans la nuit, et tout cela pour partir à 5 heures du matin, après avoir pataugé dans la boue à notre aise. Nous reprenons la route de Belfort. Aujourd’hui, nous commençons à nous apercevoir que nous ne serons pas seuls à la guerre. Voici d’abord le 238ème, puis le 216ème. Une voiture du 216ème est arrêtée sur le bord de la route, le conducteur, malgré des efforts désespérés, n’arrive plus à faire marcher ses chevaux. À côté de lui, un cycliste, fantassin également, l’engueule à tue tête : « Est-ce bête un fantassin ! Fausse couche ! Maladroit ! », crie-t-il. Finalement, le cycliste monte sur le siège après avoir invité le conducteur à lui céder la place. Oh ! Alors ça ne va plus du tout : les chevaux se cabrent, lui s’impatiente, les coups de fouet redoublent de violence, et si nous rions dame. Alors, tout ahuri, le pauvre cycliste reprend sa bécane et part précipitamment pour éviter nos quolibets. Et d’où venait tout le mal ? Les brides étaient mal placées et, quand il tirait dessus, les deux chevaux s’embrassaient.
Un peu plus loin, en passant à côté d’un champ de pommes de terre, l’ami Arnaud descend prestement de voiture et, sans chercher d’autres outils plus en usage pour l’arrachage de ces tubercules, se sert avec ardeur de son sabre baïonnette pour retirer quelques pommes et en faire une petite provision. Ah oui, mais le capitaine Dutour, commandant la 22ème batterie, qui l’a aperçu, s’élance furieux sur lui et lui promet d’un ton menaçant une comparution en conseil de guerre. Le silence de ce brave Arnaud, en écoutant une pareille punition, est impressionnant, et il regagne notre voiture d’un air moins jovial.
Enfin, sur les 11 heures, nous arrivons à Chenebier (7) ; nous formons le parc dans un pré en pente où nos caissons s’enfoncent jusqu’au moyeu. Nous sommes cantonnés dans une grange et la propriétaire met à notre disposition ses marmites pour faire notre cuisine.


Notes :
(1) – Logis : Maréchal des logis, sous-officier.
(2) – Territoriaux : Français au sortir de la réserve de l’armée active.
(3) – Pomoy (Haute-Saône), entre Vesoul et Lure.
(4) – Parc : emplacement où sont rassemblés les véhicules et pièces d’artillerie, l’ensemble de la batterie.
(5) – Singe : bœuf en conserve.
(6) – À l’est de Lure.
(7) – En Haute-Saône, entre Lure et Belfort.


© - Cercle généalogique et historique d’Aubière



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