Entre Foisses et Chambon
Ce vaste territoire, délimité par le chemin
des Foisses au nord, la grande route (RN 9) à l’est, le chemin du Chambon au
sud, et les fossés du bourg à l’ouest, a été jusqu’au xixème siècle une zone particulièrement humide et
inondable, comme en témoignent les appellations des terroirs qui le
constituent. Nous verrons que tous ces terroirs étaient traversés par de
nombreux biefs, rases ou ruisselets qui avaient deux missions : drainer
les eaux plus ou moins stagnantes et irriguer cultures et jardins. Les limites
de ces terroirs ont été au cours des siècles très « élastiques » non
seulement selon les époques mais aussi selon l’appréciation des Aubiérois
eux-mêmes voire des notaires qui rédigeaient les actes. Ajoutons à cette
imprécision, des terroirs « fugaces » qui apparaissent puis
disparaissent, et des terroirs qui se noient sous l’appellation de terroirs
voisins qui prennent ainsi de l’extension…
L’époque contemporaine, malheureusement, a
plutôt tendance a oublié ces terroirs, ne tenant aucun compte des mentions
signalées par les terriers de l’ancien régime ou les cadastres anciens [1].
- Le terroir de la Treille, par exemple, qui
deviendra le quartier de la Treille
au fur et à mesure que les constructions l’envahiront, était jadis très étendu.
Il allait des fossés du bourg (rue Saint-Antoine) jusqu’à la rue de Verdun,
autrefois chemin des Hautes, à l’est. Il était délimité au sud par l’Artière,
et au nord, par l’actuelle rue des Foisses. Il doit son nom ancien la Trolias à la langue auvergnate, et
signifie petit ruisseau ou rase [2].
Ce terroir était donc traversé par
plusieurs ruisselets ou rases et on notera la présence d’une rase venant des
fossés du bourg, comme dans cette vente du 17 mars
1594 pour Pierre Thévenon le jeune contre Jehan Thévenon son frère, tous deux
habitants d'Aubière : un jardin à
ortaille [jardin potager] au terroir
de "La Treilhe", joignant le jardin de François Villevaud de nuit, la
saulzet [ou saulsaie : oseraie]
de Paul Dumolin de jour, la grange de François Pérol de bise, une rase venant
du fossé du dit Aubière de midi et une rue aussi de midi (A.D. 63, 5E 11 1150, chez maître Amable Reynaud, notaire à
Clermont).
Le 11 novembre 1684, Charles Martin,
Jacques Terrioux l'aîné, Amable Terrioux son frère et Michel Breuly prennent à
bail emphytéotique à Me François Dutheil, greffier audiencier en la
Sénéchaussée et Siège Présidial d'Auvergne et Antoine Borye en tant que mari de
Marguerite Dutheil, « une chenevière
entourée de murailles, située dans le lieu d'Aubière, au quartier de Las
Treilhas, contenance une quartellée, ladite muraille haute d'une toise et se
confine à deux voies communes de midi et nuit, les granges de Louis Gioux et
Claude Bourdier, un passage entre deux de bise et le jardin des hoirs de
François Mallet et de Blaise Morel de jour, au cens accoutumé et quitte
d'arrérages » [3]
Il était bordé au nord-est par le terroir
de la Bordeneau (ou Bourdenaud),
situé entre la rue des Foisses au nord, le terroir de Laschamp à l’est, et la rue Emmanuel-Chabrier au sud [4].
Cette dernière rue a pris ce nom il y a quelques décennies seulement. A
l’origine (les noms de rue n’apparurent à Aubière qu’après la Révolution de
1789), cette rue portait le nom de rue de la Treille, dans sa portion allant de
la rue de la Quaire jusqu’à la rue de la Bordeneau actuelle. Au-delà, et
jusqu’au cimetière actuel, le cadastre de 1831 mentionne le chemin du Salin [5],
prolongé par le chemin de Laschamp. La rue de la Treille que l’on connaît
aujourd’hui, s’appelait alors le chemin des Voutes ou des Voultes [6],
traversant le terroir dit des Voultes,
mentionné dans les anciens terriers.
Au sud, à partir de la place de l’Île,
l’Artière poursuit son cours et actionne les trois derniers moulins d’Aubière.
Le moulin d'en bas ou moulin Jallat-Dutemple (Cadastre de 1831 - Archives départementales du Puy-de-Dôme) |
Au sortir de la rue des Planches (rue de la
République), à gauche, seul un petit sentier longe le béal pour accéder aux
moulins. Ce béal d’alimentation du Moulin Jallat-Dutemple, le moulin d’en-bas,
prend justement sa « source » à l’extrémité de la Place de l’Île,
rive gauche. Il suit fidèlement le large lit de l’Artière jusqu’au moulin et
rend son eau au ruisseau quelques mètres plus bas. Ce moulin imposant, à cheval
sur son bief, était construit entièrement en bois, face à la rue Bergère
aujourd’hui. Le feu aura raison de ses derniers tours de roues.
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Le moulin Gidon et le moulin Coudert (Cadastre de 1831 - Archives départementales du Puy-de-Dôme) |
Peu après, une cascade permet le départ du
béal du Moulin Gidon-Gély-Robert (du nom de ses derniers meuniers successifs),
sur la rive droite.
L’emplacement de ce moulin se situe à
l’angle de la rue Eugène-Martin et de l’avenue Curabet, face au Parc
Franck-Bayle. Aussitôt passé le moulin, le béal virait au sud, irrigant les
chènevières du terroir du Chambon [7]
jusqu’au terroir du Pré-Long, en
marge de la RN 9.
- Le terroir de Laschamp est le terroir des horts par excellence, puisque aujourd’hui comme hier, il est encore
couvert en grande partie de jardins potagers, bordés de murets de pierres,
masquant aux promeneurs quelque culture secrète…
Au cœur du terroir
de Laschamp, « des jardins potagers,
bordés de murets de pierres, masquant aux promeneurs quelque culture secrète… »
(Crédit
photo : Pierre Bourcheix)
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Dans un acte
notarié du 1er mars 1592 (A.D.63 – 5 E 44 7 – Me
Aubény, notaire à Aubière), il est déjà mentionné : « achat par Guillaume Pignol d’un petit ort planté
d’arbres, situé au terroir des hors, sive de las Champs, bordant plusieurs
vergiers, dont celui de Guillaume Pignol. » [8]
Un autre acte notarié nous transporte au
terroir de Laschamp. Il s’agit d’une « atisetion par antoine janon de deux
parcelles de verge a la chant » (Chasseguay, notaire à Montferrand, 21
avril 1730) : une rente annuelle perpétuelle et non rachetable que Antoine
Janon, fils à feu Michel, tailleur d’habits, « promet tenir envers le sieur Antoine Chollet, procureur à la
juridiction consulaire des marchands à Montferrand, y habitant, à savoir un
verger situé justice du dit lieu d’Aubière, terroir de Laschamp, le dit verger
et pré de la contenue de trois cartonnées de terre ou entour, planté d’arbres
fruitiers et ayant une rangée d’arbres vifs saules et meailles du côté de jour,
le tout confiné par le pré verger des hoirs monsieur Peghoux, vivant avocat en
parlement habitant de la ville de Clermont de jour, midi et nuit et le chemin,
un petit ruisseau entre deux de bise, plus autre verger même justice et
terroir, de la contenue d’entour une éminée, aussi en pré planté pareillement d’arbres
fruitiers dans lequel, il y a un gros noyer et une rangée d’arbres, saules et
meailles du côté de midi qui se confine par [espace blanc] des hoirs Jean Thévenon, laboureur au Petit
Pérignat et en partie de midi le [espace blanc] d’Amable Cladière laboureur au dit lieu d’Aubière aussi en partie de
jour et un béal ou écoulement d’eau aussi en partie du dit côté de midi, le
verger d’Antoine Fineyre laboureur au même lieu de nuit et un sentier de bise,
le premier des dits deux vergers quitte de cens pour n’en avoir jamais été par
lui ni ses anciens et prédécesseurs payé
et par conséquent libre de tous arrérages jusque huy et le second, au cens si
cens y a quitte de tous arrérages jusque huy. » [9]
Une rase encore
visible le long du chemin de Laschamp, à l’aspect sud.
(Crédit
photo : Pierre Bourcheix)
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Toujours en suivant l’Artière, entre
Laschamp et Chambon, le cadastre de 1831 nous montre les multiples rases et
autres biefs qui irriguent prés-vergers et jardins, chènevières et oseraies.
Le béal d’irrigation, qui suit le chemin du
Chambon, se poursuit jusqu’au terroir de Pré-Long.
Les rases du Chambon, quant à elles,
traversent les Petites Sauzettes jusqu’à la
Sagne [10].
Le 26 janvier 1684, voilà un « traitté entre maître Guerrier, advocat et
Ligier Chastanier, touchant des arbres que ledit Chastanier auroit planter sur
le canal du ruisseau de la saigne, expédié audit sr Guerrier » :
« furent
presands en personne Me René Guerrier advocat en parlement residant
en cette ville de Clermont d’une part et Ligier Chastanier laboureur habitant
du lieu d’Aubière disant lesdites parties que ledit sieur guerrier estant sur
le point de faire assigner ledit Chastanier pour voir adjuger audit sieur
Guerrier une vingtaine ou trantaine de jeunes arbres que ledit Chastanier
sestoit juger de planter audela dun canal servant a repcevoir une partye de
leau du ruisseau dudit lieu d’Aubière qui sert de confin du coste de midy au
vergier que ledit Chastanier possede dans le territoire de la saigne dans la justice dudit lieu d’Aubière et ce
voir faire deffance de planter a ladvenir aucuns arbrezs audela dudit canal et
se voir condemner aux depans dommages interest dudit sieur Guerrier pour
esvitter les frais de laquelle procedure lesdites parties sont convenues et
demeurées daccord comme sensuit scavoir que tous lesdits arbres qui ont este
plantés par ledit Chastanier sur le bort dudit canal dans la longueur de sondit
vergier du coste de midy demeureront et appartiendront audit sieur Guerrier et
que sondit vergier demeurera borné et confiné par la haye et arbres qui luy
servent de closture sans quil puisse a ladvenir planter aucuns arbres ny rien
pretendre audela de ladite heye et arbres faisant la closture dudit vergier et
dautant que lesdits arbres qui ont este plantes par ledit Chastanier sur le
bort du canal demeurent et appartiennent audit sieur Guerrier, ledit sieur
Guerrier luy a presentement paye comptant audit Chastanier la somme de dix
livres donct il sest tenu pour content et en a quite et quitte ledit sieur
Guerrier lequel sieur Guerrier a aussy quitte ledit Chastanier de tous les
depans dommages interest quil auroit peut pretendre contre ledit Chastanier
pour raison dudit plants car ainsy ix lont voulu accorde lesdites parties ix
promis et jure attandre et tenir a peyne ix obligeant ix faict a clermont
estude du notaire le vingt sixiesme janvier gvi° quatre et vingt quatre appres
midy presant Jean Veyssier et Jean Barghaud clercs audit Clermont soubsignes
avec les parties et de Claude Lance laboureur habitant dudit Aubière qui a
declare ne scavoir signer enquis » [11]
A l’approche des Sauzettes, les rives de
l’Artière se peuplent de saules et d’oseraies. Tonneliers et vignerons venaient
s’y approvisionner pour leurs travaux respectifs.
L’Artière entre
Laschamp et Chambon.
(Crédit
photo : Pierre Bourcheix)
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- Le terroir des Sauzettes chevauche l’Artière et s’étend sur ses deux
rives. Ce sont les petites sauzes.
Nous retrouvons le terroir des Sauzes
entre l’Artière et le terroir des Varennes,
au-delà de la RN9.
Appelé sauze
en Auvergne, le saule est un arbre qui croît ordinairement dans les prés et le
long des ruisseaux. Le saule blanc était principalement exploité en têtard [12]
comme bois de chauffage. Son écorce est de plus fébrifuge par l’acide
salicylique qu’elle contient.
Le barrage des Trois Pierres sur l'Artière, aujourd'hui disparu |
Enfin, les derniers terroirs, rive gauche
de l’Artière. Au-delà des Sauzettes et de la
Darnage [13],
et en se dirigeant au nord, le terroir de la
Gasne [14]
nous sépare des Foisses et de ses vignes (figure 9). Biefs et rases sillonnent les parcelles
jusqu’à la RN9. Tous ces noms de terroirs, je vous le disais, qualifient
expressément ce vaste territoire humide, où nos ancêtres aimaient à jardiner,
comme nos contemporains le font aujourd’hui.
© - Cercle généalogique et historique
d’Aubière (Pierre Bourcheix)
Crédits photos : Pierre Bourcheix
[1] - Je précise que
cette étude est essentiellement basée sur les terriers d’Ancien Régime, le
cadastre de 1831 et sur des actes notariés depuis le xvième siècle.
[2] - En langue
auvergnate, ruisseler se dit troulhâ
(dictionnaire français-auvergnat de Jean Bonnaud).
[3] - Archives départementales du Puy-de-Dôme – maître Thomas,
notaire à Clermont, 5 E 16 47. « Hoirs » signifie héritiers.
[4] - Avant de s’appeler
rue Emmanuel-Chabrier, et après s’être appelée rue de la Treille, prolongée du
chemin du Salin, cette rue portait le nom de rue du Cimetière.
[5] - Salin : Tout comme salie, salive (dans fontsalive, près de Vernines) ou
salle, salin désigne un lieu où l'on trouve une ou plusieurs sources.
[6] - Voultes :
courbes en tous sens. Cette rue forme effectivement un S retourné.
[7] - Le terroir du
Chambon s’étend entre l’Artière au nord, et la rue du Chambon puis l’avenue
Jean-Moulin au sud, jusqu’aux Sauzettes et au Pré-Long à l’est. Chambon signifie terre alluviale qui
donne des prairies inondables ou des chènevières. Le chambon s’oppose aux varennes,
terres de qualité inférieure, terroir que l’on retrouve à l’est, au-delà de la
RN9 à Aubière.
[8] - Un hort ou un ort : jardin potager, souvent planté d’arbres fruitiers. Les
légumes sont dits (h)ortails ou (h)ortailles.
[9]
- Selon
la tradition
familiale, ce verger se situerait dans la deuxième partie de l'ancien cimetière
(partie est), c'est-à-dire derrière la maison du gardien, l'achat par la
commune à mon arrière grand-père, Francisque Decorps serait antérieur à 1920.
Ces affirmations sous toutes réserves... Cet Antoine Janon est l'époux
d'Antoinette Arnaud, donateur de la croix Saint-Antoine (extrait d’acte et note
transmis par Georges Fraisse).
[10] - La Sagne ou la Saigne : marécage couvert de joncs. Trouvé dans le contrat
de mariage entre Martin Pignol et Marie Moynade, du 23 janvier 1725 :
« Une demy œuvre de pré vergier, justice dudit Aubière, terroir de la Saigne, sivé de la
Ribaire, joignant le ruisseau de jour et midy, le vergier de la veuve Thomas
Roche de nuit, et le vergier de Claude Blanc de bize. »
[11] - Archives départementales du Puy-de-Dôme - Me Thomas, notaire à Clermont, 5 E 16 45.
[12] - En
arboriculture, un arbre en têtard est
taillé de manière à former une touffe au sommet du tronc. Précisons par ailleurs qu'il faut distinguer
les Grandes Sauzettes, sur la rive
gauche de l’Artière, et les Petites
Sauzettes, sur la rive droite du ruisseau.
[13] - Darnage vient de darne, qui signifie canal ou gouttière.